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La guerre du feu - Roman de JH Rosny Ainé, Le lion géant et la tigresse - 1ère partie

Une lune avait passé. Depuis longtemps, Naoh, avançant toujours vers le sud, avait dépassé la savane ; il traversait la forêt. Elle semblait interminable, entrecoupée par des îles d'herbes et de pierres, des lacs, des mares et des combes. Elle dévalait lentement, avec des remontées inattendues, en sorte qu'elle produisait toutes les sortes de plantes, toutes les variétés de bêtes. On pouvait y rencontrer le tigre, le lion jaune, le léopard, l'Homme-des-Arbres, qui vivait solitaire avec quelques femelles, et dont la force surpassait celle des hommes ordinaires, l'hyène, le sanglier, le loup, le daim, le cerf élaphe, le chevreuil, le mouflon. Le rhinocéros y traînait sa lourde cuirasse ; peut-être même y eût-on découvert le lion géant, devenu excessivement rare, son extinction ayant commencé depuis des centaines de siècles.

On trouvait aussi le mammouth, ravageur de la forêt, broyeur de branches et déracineur d'arbres, dont le passage était plus farouche que l'inondation et le cyclone. Sur ce territoire redoutable, les nomades découvrirent la nourriture en abondance ; eux-mêmes se savaient une proie pour les mangeurs de chair. Ils marchaient avec prudence, en triangle.Leurs sens précis pouvaient, pendant le jour, les préserver des embûches. D'ailleurs, leurs ennemis les plus funestes ne chassaient guère que dans les ténèbres. Le jour, ils n'avaient pas le regard aussi prompt que les hommes ; et leur odorat n'était pas comparable à celui des loups. Ceux-ci eussent été les plus difficiles à dépister : mais, dans la forêt bien pourvue, ils ne songeaient guère à traquer des animaux aussi menaçants que les Oulhamr. Parmi les ours, le plus puissant, le colosse des cavernes, ne chassait pas, à moins d'être tourmenté par la famine. Herbivore, il trouvait dans le terroir de quoi assouvir, pacifiquement, sa voracité. Et l'ours gris, qui ne rôdait qu'accidentellement en dehors des régions fraîches, se décelait à distance. Toutefois, les journées étaient pleines d'alertes et les nuits terrifiantes. Les Oulhamr choisissaient avec soin les lieux de refuge ; ils s'arrêtaient longtemps avant la chute du jour. Souvent ils se réfugiaient dans un creux ; d'autres fois ils reliaient des blocs ou bien, s'abritant dans un fourré profond, ils semaient des obstacles sur leur passage ; certains soirs ils choisissaient quelques arbres très rapprochés, où ils se fortifiaient. Plus que tout, l'absence du Feu les faisait souffrir. Par les nuits sans lune, il leur semblait entrer pour toujours dans les ténèbres ; elles pesaient sur leur chair, elles les engloutissaient. Chaque soir, ils guettaient la futaie, comme s'ils allaient voir la flamme étinceler dans sa cage et grandir en dévorant les branches mortes : ils ne discernaient que les étincelles perdues des étoiles ou les yeux d'une bête ; leur faiblesse les accablait. Peut-être eussent-ils moins souffert dans la horde, avec la foule palpitant autour d'eux ; dans la solitude interminable, leurs poitrines semblaient rétrécies. La forêt s'ouvrit. Tandis que le pays des arbres continuait à remplir le couchant, une plaine s'étendit à l'est, partie savane et partie brousse, avec quelques îlots d'arbres. L'herbe défendait son étendue contre les grands végétaux, aidée par les urus, les aurochs, les cerfs, les saïgas, les hémiones et les chevaux, qui broutaient les jeunes pousses. Enveloppée de peupliers noirs, de saules cendrés, de trembles, d'aulnes, de joncs et de roseaux, une rivière coulait vers l'orient. Quelques pierres erratiques se bosselaient en masses roussâtres ; et, quoiqu'il fît grand jour encore, les ombres longues dominaient les rais du soleil. Les nomades considéraient le terroir avec méfiance : il devait y passer beaucoup de bêtes, à l'heure où finit la lumière. Aussi se hâtèrent-ils de boire. Puis ils explorèrent le site. La plupart des pierres erratiques, étant solitaires, ne pouvaient pas servir ; quelques-unes, en groupes, auraient demandé un long travail de fortification. Et ils se décourageaient, prêts à retourner dans la forêt, lorsque Nam avisa des blocs énormes, très rapprochés, dont deux se touchaient par leurs sommets, et qui limitaient une cavité avec quatre ouvertures. Les trois premières admettaient l'accès de bêtes plus petites que l'homme – des loups, des chiens, des panthères. La quatrième pouvait livrer passage à un guerrier de forte stature, pourvu qu'il s'aplatît contre le sol ; elle devait être impraticable aux grands ours, aux lions et aux tigres. Au signe de leur compagnon, Naoh et Gaw accoururent. Ils craignirent d'abord que le chef ne pût se glisser dans le refuge. Mais Naoh, s'allongeant sur l'herbe et tournant la tête, entra sans effort ; il ressortit de même. En sorte qu'ils se trouvèrent avoir un abri plus sûr que tous ceux qui les avaient reçus auparavant, car les blocs étaient si lourds et si durement incrustés qu'un troupeau de mammouths n'aurait pu les disjoindre. L'espace ne manquait point : dix hommes y eussent tenu à l'aise. La perspective d'une nuit parfaite réjouit les nomades. Pour la première fois depuis leur départ, ils pourraient se rire de tous les carnivores. Ils mangèrent la viande crue d'un faon, avec des noix cueillies dans la forêt, puis ils se remirent à scruter le territoire. Quelque élaphe, quelque chevreuil filaient vers l'eau ; des corbeaux s'élevaient avec un cri de guerre ; un aigle planait à la hauteur des nuages. Puis un lynx bondit à la poursuite d'une sarcelle, un léopard rampa furtivement parmi les saules. L'ombre s'allongeait encore. Elle couvrit bientôt la savane ; le soleil tombait derrière les arbres, tel un immense brasier circulaire, et le temps fut proche où la vie carnivore allait dominer les solitudes. Rien ne l'annonçait encore. Il se faisait un bruit innocent de passereaux ; solitaires ou par bandes, ils lançaient vers le soleil leur hymne rapide, hymne de regret et de crainte, hymne de la grande nuit sinistre.

C'est alors qu'un urus surgit de la forêt. D'où venait-il ? Quelle aventure l'avait isolé ? S'était-il attardé ou, au contraire, ayant marché trop vite, menacé par les ennemis ou les météores, avait-il fui au hasard ? Les nomades ne se le demandaient point ; la passion de la proie les saisissait, car si les chasseurs de leur tribu ne s'attaquaient guère aux troupeaux de grands herbivores, ils guettaient les bêtes solitaires, surtout les faibles et les blessées. La bravoure et la ténacité des urus se retrouvent dans telle race de nos taureaux, mais l'urus avait une tête moins obscure. L'espèce était à son apogée. Lestes, avec une respiration vive, un sens clair du péril et une ruse complexe, ces forts organismes circulaient magnifiquement sur la planète.

Naoh se leva avec un grondement. Après la victoire sur un fauve, rien n'était plus glorieux que d'abattre un grand herbivore. L'Oulhamr sentit dans son cœur cet instinct par quoi se maintient tout ce qui fut nécessaire à la croissance de l'homme ; son ardeur augmentait à mesure qu'approchaient le poitrail spacieux et les cornes luisantes. Mais il subissait un autre instinct : ne pas détruire en vain la chair nourricière. Or il avait de la viande fraîche ; la proie foisonnait. Enfin, se souvenant de son triomphe sur l'ours, Naoh jugeait moins méritoire d'abattre un urus. Il abaissa sa sagaie, il renonça à une chasse où il pouvait fausser ses armes. Et l'urus, s'avançant avec lenteur, prit le chemin de la rivière. Soudain, les trois hommes dressèrent la tête, les sens dilatés par le péril. Leur doute fut court : Nam et Gaw, sur un signe du chef, se glissèrent sous les blocs erratiques. Lui-même les suivait, au moment où un mégacéros jaillissait de la forêt. Toute la bête était un vertige de fuite. La tête aux vastes palmures rejetée en arrière, une écume mélangée d'écarlate ruisselant aux naseaux, les pattes rebondissant comme des branches dans un cyclone, le mégacéros avait fait une trentaine de bonds, lorsque l'ennemi surgit à son tour. C'était un tigre, aux membres trapus, aux vertèbres élastiques et dont le corps, à chaque reprise, franchissait vingt coudées. Ses bonds flexibles semblaient des glissements dans l'atmosphère. Chaque fois que le félin atteignait le sol, il y avait une pause brève, une reconcentration d'énergie. Dans son mouvement moins ample, le cervidé ne subissait point d'arrêt. Chaque saut était la suite accélérée du saut précédent. À cette période de la poursuite, il perdait du terrain. Pour le tigre, la course venait de commencer, tandis que le mégacéros arrivait de loin.

« Le tigre saisira le grand cerf ! » fit Nam d'une voix frissonnante. Naoh, qui regardait passionnément cette chasse, répondit : « Le grand cerf est infatigable. » Non loin de la rivière, l'avance du mégacéros se trouva réduite de moitié. Dans une tension suprême, il accrut sa vitesse ; les deux corps se projetèrent avec une rapidité égale, puis les sauts du tigre se rétrécirent. Il eût sans doute renoncé à la poursuite, si la rivière n'avait été proche ; il espéra regagner du terrain à la nage : son long corps onduleux y excellait. Quand il parvint à la rive, le mégacéros était à cinquante coudées. Le tigre se coula par l'onde avec une vélocité extraordinaire ; mais le mégacéros progressait à peine moins vite. Ce fut le moment de la vie et de la mort.

Comme la rivière n'était pas large, le cervidé devait pourtant atterrir avec une avance : s'il tâtonnait en se hissant sur la berge, il était pris. Il le savait ; il avait même risqué un détour pour choisir le lieu d'abordage : c'était un petit promontoire caillouteux, à pente douce. Quoique le mégacéros eût calculé sa sortie avec justesse, il eut une hésitation vague, pendant laquelle le tigre se rapprocha. Enfin, l'herbivore s'enleva. Il était à vingt coudées quand le tigre atteignit à son tour le sol et fit son premier bond. Ce bond fut hâtif, le félin emmêla ses pattes, trébucha et roula : le mégacéros avait partie gagnée. Il n'y avait qu'à rompre la poursuite ; le tigre le comprit et, se souvenant d'une haute silhouette entrevue pendant la course, il se hâta de retraverser la rivière. L'urus était encore en vue... Au passage de la chasse, il avait reculé vers la forêt. Puis il marqua une incertitude qui s'accrut à mesure que le grand félin s'éloignait et surtout lorsqu'il disparut parmi les roseaux. L'urus se décidait pourtant à la retraite, mais une odeur redoutable frappa sa narine. Il tendit le cou et, convaincu, chercha une ligne de fuite. Il parvint ainsi non loin des blocs erratiques où gîtaient les Oulhamr : l'effluve humain lui rappelant une attaque où, jeune et chétif encore, il avait été blessé par un projectile, il dévia de nouveau. Il trottait maintenant ; il allait disparaître dans la futaie, lorsqu'il s'arrêta net : le tigre arrivait à grande allure. Il ne craignait pas que l'urus, comme le mégacéros, lui échappât à la course, mais sa déconvenue l'impatientait. À la vue du fauve, le taureau sortit d'indécision. Comme il savait ne pouvoir compter sur la vitesse, il fit face au danger. Tête basse, creusant la terre, il fut, avec sa large poitrine rousse, ses yeux de feu violet, un beau guerrier de la forêt et de la prairie ; une rage obscure balayait ses craintes ; le sang qui lui battait au cœur était le sang de la lutte ; l'instinct de conservation se transforma en courage. Le tigre reconnut la valeur de l'adversaire. Il ne l'attaqua pas brusquement ; il louvoya, avec des rampements de reptile ; il attendit le geste précipité ou maladroit qui lui permettrait d'enfourcher la croupe, de rompre les vertèbres ou la jugulaire. Mais l'urus, attentif aux évolutions de l'agresseur, présentait toujours son front compact et ses cornes aiguës...

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Une lune avait passé. Depuis longtemps, Naoh, avançant toujours vers le sud, avait dépassé la savane ; il traversait la forêt. Elle semblait interminable, entrecoupée par des îles d'herbes et de pierres, des lacs, des mares et des combes. Elle dévalait lentement, avec des remontées inattendues, en sorte qu'elle produisait toutes les sortes de plantes, toutes les variétés de bêtes. On pouvait y rencontrer le tigre, le lion jaune, le léopard, l'Homme-des-Arbres, qui vivait solitaire avec quelques femelles, et dont la force surpassait celle des hommes ordinaires, l'hyène, le sanglier, le loup, le daim, le cerf élaphe, le chevreuil, le mouflon. Le rhinocéros y traînait sa lourde cuirasse ; peut-être même y eût-on découvert le lion géant, devenu excessivement rare, son extinction ayant commencé depuis des centaines de siècles.

 

On trouvait aussi le mammouth, ravageur de la forêt, broyeur de branches et déracineur d'arbres, dont le passage était plus farouche que l'inondation et le cyclone.

 

Sur ce territoire redoutable, les nomades découvrirent la nourriture en abondance ; eux-mêmes se savaient une proie pour les mangeurs de chair. Ils marchaient avec prudence, en triangle.Leurs sens précis pouvaient, pendant le jour, les préserver des embûches. D'ailleurs, leurs ennemis les plus funestes ne chassaient guère que dans les ténèbres. Le jour, ils n'avaient pas le regard aussi prompt que les hommes ; et leur odorat n'était pas comparable à celui des loups. Ceux-ci eussent été les plus difficiles à dépister : mais, dans la forêt bien pourvue, ils ne songeaient guère à traquer des animaux aussi menaçants que les Oulhamr. Parmi les ours, le plus puissant, le colosse des cavernes, ne chassait pas, à moins d'être tourmenté par la famine. Herbivore, il trouvait dans le terroir de quoi assouvir, pacifiquement, sa voracité. Et l'ours gris, qui ne rôdait qu'accidentellement en dehors des régions fraîches, se décelait à distance.

 

Toutefois, les journées étaient pleines d'alertes et les nuits terrifiantes. Les Oulhamr choisissaient avec soin les lieux de refuge ; ils s'arrêtaient longtemps avant la chute du jour. Souvent ils se réfugiaient dans un creux ; d'autres fois ils reliaient des blocs ou bien, s'abritant dans un fourré profond, ils semaient des obstacles sur leur passage ; certains soirs ils choisissaient quelques arbres très rapprochés, où ils se fortifiaient.

 

Plus que tout, l'absence du Feu les faisait souffrir. Par les nuits sans lune, il leur semblait entrer pour toujours dans les ténèbres ; elles pesaient sur leur chair, elles les engloutissaient. Chaque soir, ils guettaient la futaie, comme s'ils allaient voir la flamme étinceler dans sa cage et grandir en dévorant les branches mortes : ils ne discernaient que les étincelles perdues des étoiles ou les yeux d'une bête ; leur faiblesse les accablait. Peut-être eussent-ils moins souffert dans la horde, avec la foule palpitant autour d'eux ; dans la solitude interminable, leurs poitrines semblaient rétrécies.

 

La forêt s'ouvrit. Tandis que le pays des arbres continuait à remplir le couchant, une plaine s'étendit à l'est, partie savane et partie brousse, avec quelques îlots d'arbres. L'herbe défendait son étendue contre les grands végétaux, aidée par les urus, les aurochs, les cerfs, les saïgas, les hémiones et les chevaux, qui broutaient les jeunes pousses. Enveloppée de peupliers noirs, de saules cendrés, de trembles, d'aulnes, de joncs et de roseaux, une rivière coulait vers l'orient. Quelques pierres erratiques se bosselaient en masses roussâtres ; et, quoiqu'il fît grand jour encore, les ombres longues dominaient les rais du soleil. Les nomades considéraient le terroir avec méfiance : il devait y passer beaucoup de bêtes, à l'heure où finit la lumière. Aussi se hâtèrent-ils de boire. Puis ils explorèrent le site. La plupart des pierres erratiques, étant solitaires, ne pouvaient pas servir ; quelques-unes, en groupes, auraient demandé un long travail de fortification. Et ils se décourageaient, prêts à retourner dans la forêt, lorsque Nam avisa des blocs énormes, très rapprochés, dont deux se touchaient par leurs sommets, et qui limitaient une cavité avec quatre ouvertures. Les trois premières admettaient l'accès de bêtes plus petites que l'homme – des loups, des chiens, des panthères. La quatrième pouvait livrer passage à un guerrier de forte stature, pourvu qu'il s'aplatît contre le sol ; elle devait être impraticable aux grands ours, aux lions et aux tigres.

 

Au signe de leur compagnon, Naoh et Gaw accoururent. Ils craignirent d'abord que le chef ne pût se glisser dans le refuge. Mais Naoh, s'allongeant sur l'herbe et tournant la tête, entra sans effort ; il ressortit de même. En sorte qu'ils se trouvèrent avoir un abri plus sûr que tous ceux qui les avaient reçus auparavant, car les blocs étaient si lourds et si durement incrustés qu'un troupeau de mammouths n'aurait pu les disjoindre. L'espace ne manquait point : dix hommes y eussent tenu à l'aise.

 

La perspective d'une nuit parfaite réjouit les nomades. Pour la première fois depuis leur départ, ils pourraient se rire de tous les carnivores. Ils mangèrent la viande crue d'un faon, avec des noix cueillies dans la forêt, puis ils se remirent à scruter le territoire. Quelque élaphe, quelque chevreuil filaient vers l'eau ; des corbeaux s'élevaient avec un cri de guerre ; un aigle planait à la hauteur des nuages. Puis un lynx bondit à la poursuite d'une sarcelle, un léopard rampa furtivement parmi les saules.

 

L'ombre s'allongeait encore. Elle couvrit bientôt la savane ; le soleil tombait derrière les arbres, tel un immense brasier circulaire, et le temps fut proche où la vie carnivore allait dominer les solitudes. Rien ne l'annonçait encore. Il se faisait un bruit innocent de passereaux ; solitaires ou par bandes, ils lançaient vers le soleil leur hymne rapide, hymne de regret et de crainte, hymne de la grande nuit sinistre.

 

C'est alors qu'un urus surgit de la forêt. D'où venait-il ? Quelle aventure l'avait isolé ? S'était-il attardé ou, au contraire, ayant marché trop vite, menacé par les ennemis ou les météores, avait-il fui au hasard ? Les nomades ne se le demandaient point ; la passion de la proie les saisissait, car si les chasseurs de leur tribu ne s'attaquaient guère aux troupeaux de grands herbivores, ils guettaient les bêtes solitaires, surtout les faibles et les blessées. La bravoure et la ténacité des urus se retrouvent dans telle race de nos taureaux, mais l'urus avait une tête moins obscure. L'espèce était à son apogée. Lestes, avec une respiration vive, un sens clair du péril et une ruse complexe, ces forts organismes circulaient magnifiquement sur la planète.

 

Naoh se leva avec un grondement. Après la victoire sur un fauve, rien n'était plus glorieux que d'abattre un grand herbivore. L'Oulhamr sentit dans son cœur cet instinct par quoi se maintient tout ce qui fut nécessaire à la croissance de l'homme ; son ardeur augmentait à mesure qu'approchaient le poitrail spacieux et les cornes luisantes. Mais il subissait un autre instinct : ne pas détruire en vain la chair nourricière. Or il avait de la viande fraîche ; la proie foisonnait. Enfin, se souvenant de son triomphe sur l'ours, Naoh jugeait moins méritoire d'abattre un urus. Il abaissa sa sagaie, il renonça à une chasse où il pouvait fausser ses armes. Et l'urus, s'avançant avec lenteur, prit le chemin de la rivière.

 

Soudain, les trois hommes dressèrent la tête, les sens dilatés par le péril. Leur doute fut court : Nam et Gaw, sur un signe du chef, se glissèrent sous les blocs erratiques. Lui-même les suivait, au moment où un mégacéros jaillissait de la forêt. Toute la bête était un vertige de fuite. La tête aux vastes palmures rejetée en arrière, une écume mélangée d'écarlate ruisselant aux naseaux, les pattes rebondissant comme des branches dans un cyclone, le mégacéros avait fait une trentaine de bonds, lorsque l'ennemi surgit à son tour. C'était un tigre, aux membres trapus, aux vertèbres élastiques et dont le corps, à chaque reprise, franchissait vingt coudées. Ses bonds flexibles semblaient des glissements dans l'atmosphère. Chaque fois que le félin atteignait le sol, il y avait une pause brève, une reconcentration d'énergie.

 

Dans son mouvement moins ample, le cervidé ne subissait point d'arrêt. Chaque saut était la suite accélérée du saut précédent. À cette période de la poursuite, il perdait du terrain. Pour le tigre, la course venait de commencer, tandis que le mégacéros arrivait de loin.

 

« Le tigre saisira le grand cerf ! » fit Nam d'une voix frissonnante.

 

Naoh, qui regardait passionnément cette chasse, répondit :

 

« Le grand cerf est infatigable. »

 

Non loin de la rivière, l'avance du mégacéros se trouva réduite de moitié. Dans une tension suprême, il accrut sa vitesse ; les deux corps se projetèrent avec une rapidité égale, puis les sauts du tigre se rétrécirent. Il eût sans doute renoncé à la poursuite, si la rivière n'avait été proche ; il espéra regagner du terrain à la nage : son long corps onduleux y excellait. Quand il parvint à la rive, le mégacéros était à cinquante coudées. Le tigre se coula par l'onde avec une vélocité extraordinaire ; mais le mégacéros progressait à peine moins vite. Ce fut le moment de la vie et de la mort.

 

Comme la rivière n'était pas large, le cervidé devait pourtant atterrir avec une avance : s'il tâtonnait en se hissant sur la berge, il était pris. Il le savait ; il avait même risqué un détour pour choisir le lieu d'abordage : c'était un petit promontoire caillouteux, à pente douce. Quoique le mégacéros eût calculé sa sortie avec justesse, il eut une hésitation vague, pendant laquelle le tigre se rapprocha. Enfin, l'herbivore s'enleva. Il était à vingt coudées quand le tigre atteignit à son tour le sol et fit son premier bond. Ce bond fut hâtif, le félin emmêla ses pattes, trébucha et roula : le mégacéros avait partie gagnée. Il n'y avait qu'à rompre la poursuite ; le tigre le comprit et, se souvenant d'une haute silhouette entrevue pendant la course, il se hâta de retraverser la rivière. L'urus était encore en vue...

 

Au passage de la chasse, il avait reculé vers la forêt. Puis il marqua une incertitude qui s'accrut à mesure que le grand félin s'éloignait et surtout lorsqu'il disparut parmi les roseaux. L'urus se décidait pourtant à la retraite, mais une odeur redoutable frappa sa narine. Il tendit le cou et, convaincu, chercha une ligne de fuite. Il parvint ainsi non loin des blocs erratiques où gîtaient les Oulhamr : l'effluve humain lui rappelant une attaque où, jeune et chétif encore, il avait été blessé par un projectile, il dévia de nouveau.

 

Il trottait maintenant ; il allait disparaître dans la futaie, lorsqu'il s'arrêta net : le tigre arrivait à grande allure. Il ne craignait pas que l'urus, comme le mégacéros, lui échappât à la course, mais sa déconvenue l'impatientait. À la vue du fauve, le taureau sortit d'indécision. Comme il savait ne pouvoir compter sur la vitesse, il fit face au danger. Tête basse, creusant la terre, il fut, avec sa large poitrine rousse, ses yeux de feu violet, un beau guerrier de la forêt et de la prairie ; une rage obscure balayait ses craintes ; le sang qui lui battait au cœur était le sang de la lutte ; l'instinct de conservation se transforma en courage.

 

Le tigre reconnut la valeur de l'adversaire. Il ne l'attaqua pas brusquement ; il louvoya, avec des rampements de reptile ; il attendit le geste précipité ou maladroit qui lui permettrait d'enfourcher la croupe, de rompre les vertèbres ou la jugulaire. Mais l'urus, attentif aux évolutions de l'agresseur, présentait toujours son front compact et ses cornes aiguës...