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Le pays des fourrures (Jules Verne), Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise

Les premiers beaux jours étaient arrivés. Le fond vert des collines commençait à reparaître sous les couches de neige en partie effacées. Quelques oiseaux, des cygnes, des tétras, des aigles à tête chauve et autres migrateurs venant du sud, passaient à travers les airs attiédis. Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les grandes mares, formées çà et là par la fonte des neiges, attiraient ces canards à tête rouge dont les espèces sont si variées dans l'Amérique septentrionale. Les guillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages plus froids. Les musaraignes, petites souris microscopiques, grosses comme une noisette, se hasardaient hors de leur trou, et dessinaient sur le sol de capricieuses bigarrures du bout de leur petite queue pointue. C'était une ivresse de respirer, de humer ces rayons solaires que le printemps rendait si vivifiants! La nature se réveillait de son long sommeil, après l'interminable nuit de l'hiver, et souriait en s'éveillant. L'effet de ce renouveau est peut-être plus sensible au milieu des contrées hyperboréennes qu'en tout autre point du globe. Cependant, le dégel n'était point complet. Le thermomètre Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrés au-dessus de zéro (5° centigr. au-dessus de glace), mais la basse température des nuits maintenait la surface des plaines neigeuses à l'état solide : circonstance favorable, d'ailleurs, au glissage des traîneaux, et dont Jasper Hobson voulait profiter avant le complet dégel. Les glaces du lac n'étaient pas encore rompues. Les chasseurs du fort, depuis un mois, faisaient d'heureuses excursions en parcourant ces longues plaines unies, que le gibier fréquentait déjà. Mrs. Paulina Barnett ne put qu'admirer l'étonnante habileté avec laquelle ces hommes se servaient de leurs raquettes. Chaussés de ces «souliers à neige», leur vitesse eût égalé celle d'un cheval au galop. Suivant le conseil du capitaine Craventy, la voyageuse s'exerça à marcher au moyen de ces appareils, et en quelque temps, elle devint fort habile à glisser à la surface des neiges. Depuis quelques jours déjà, les Indiens arrivaient par bandes au fort, afin d'échanger les produits de leur chasse d'hiver contre des objets manufacturés. La saison n'avait pas été heureuse. Les pelleteries n'abondaient pas; les fourrures de martre et de wison atteignaient un chiffre assez élevé, mais les peaux de castor, de loutre, de lynx, d'hermine, de renard, étaient rares. La Compagnie faisait donc sagement en allant exploiter plus au nord des territoires nouveaux, qui eussent encore échappé à la rapacité del'homme. Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et son détachement étaient prêts à partir. L'itinéraire avait pu être tracé d'avance sur toute cette partie déjà connue de la contrée qui s'étend entre le lac de l'Esclave et le lac du Grand-Ours, situé au-delà du cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre le Fort-Confidence, établi à l'extrémité septentrionale de ce lac. Une station toute indiquée pour y ravitailler son détachement, c'était le Fort-Entreprise, bâti à deux cent milles dans le nord-ouest, sur les bords du petit lac Snure. À raison de quinze milles par jour, Jasper Hobson comptait y faire halte dès les premiersjours du mois de mai.

À partir de ce point, le détachement devait gagner par le plus court le littoral américain, et se diriger ensuite vers le cap Bathurst. Il avait été parfaitement convenu que, dans un an, lecapitaine Craventy enverrait un convoi de ravitaillement à ce cap Bathurst, et que le lieutenant détacherait quelques hommes à la rencontre de ce convoi pour le diriger vers l'endroit où le nouveau fort serait établi. De cette façon, l'avenir de la factorerie était garanti contre toute chance fâcheuse, et le lieutenant et ses compagnons, ces exilés volontaires, conserveraient encore quelques relations avec leurs semblables. Dès le matin du 16 avril, les traîneaux attelés devant la poterne n'attendaient plus que les voyageurs. Le capitaine Craventy, ayant réuni les hommes qui composaient le détachement, leur adressa quelques sympathiques paroles. Par-dessus toutes choses, il leur recommanda une constante union, au milieu de ces périls qu'ils étaient appelés à braver. La soumission à leurs chefs était une indispensable condition pour le succès de cette entreprise, oeuvre d'abnégation et de dévouement. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine. Puis les adieux furent rapidement faits, et chacunse plaça dans le traîneau qui lui avait été désigné d'avance. Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse le long fouet esquimau terminé par une lanière de nerf durci. Thomas Blacket l'un des soldats, le canadien Petersen, formaient le troisième rang de la caravane. Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs.Joliffe se tenaient à l'arrière-garde. Suivant les ordres de Jasper Hobson, chaque conducteur devait autant que possible conserver sa place réglementaire et maintenir sa distance de manière à ne provoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de ces traîneaux, lancés à toute vitesse, aurait pu amener quelque fâcheux accident.

En quittant le Fort-Reliance, Jasper Hobson prit directement la route du nord-ouest. Il dut franchir d'abord une large rivière qui réunissait le lac de l'Esclave au lac Wolmsley. Mais ce cours d'eau, profondément gelé encore, ne se distinguait pas de l'immense plaine blanche. Un uniforme tapis de neige couvrait toute la contrée, et les traîneaux, enlevés par leurs rapides attelages, volaient sur cette couche durcie.

Le temps était beau, mais encore très froid. Le soleil, peu élevé au-dessus de l'horizon, décrivait sur le ciel une courbe très allongée. Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges,donnaient plus de lumière que de chaleur. Très heureusement, aucun souffle de vent ne troublait l'atmosphère, et ce calme de l'airrendait le froid plus supportable. Cependant, la bise, grâce à la vitesse des traîneaux, devait tant soit peu couper la figure de ceux des compagnons du lieutenant Hobson qui n'étaient pas faits aux rudesses d'un climat polaire. «Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile près de lui comme s'il se fût tenu au port d'armes, le voyage commence bien. Le ciel est favorable, la température propice, nos attelages filent comme des trains express, et, pour peu que ce beau temps continue, notre traversée s'opérera sans encombre. Qu'en pensez-vous, sergent Long? -- Ce que vous pensez vous-même, lieutenant Jasper, répondit lesergent, qui ne pouvait envisager les choses autrement que sonchef.

-- Vous êtes bien décidé comme moi, sergent, reprit Jasper Hobson, à pousser aussi loin que possible notre reconnaissance vers le nord?

-- Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j'obéirai. -- Je le sais, sergent, répondit Jasper Hobson, je sais qu'il suffit de vous donner un ordre pour qu'il soit exécuté. Puissent nos hommes comprendre comme vous l'importance de notre mission et se dévouer corps et âme aux intérêts de la Compagnie! Ah! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible... -- Il n'y a pas d'ordres impossibles, mon lieutenant. -- Quoi! si je vous ordonnais d'aller au pôle Nord! -- J'irais, mon lieutenant. -- Et d'en revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant.

-- J'en reviendrais,» répondit simplement le sergent Long. Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs.Paulina Barnett et Madge, elles aussi, échangeaient quelques paroles, lorsqu'une pente plus accentuée du sol retardait un instant la marche du traîneau. Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnées dans leur bonnets de loutre et à demi ensevelies sous une épaisse peau d'ours blanc, regardaient cette âpre nature et les pâles silhouettes des hautes glaces qui se profilaient à l'horizon. Le détachement avait déjà laissé derrière lui les collines qui accidentaient la rive septentrionale du lac de l'Esclave, et dont les sommets étaient couronnés de grimaçants squelettes d'arbres. La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait des troupes de cygnes qui émigraient vers le nord, et dont la blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. On ne les distinguait que lorsqu'ils se projetaient sur l'atmosphère grisâtre. Quand ils s'abattaient sur le sol, ils se confondaient avec lui, et l'oeil le plus perçant n'aurait pu les reconnaître.

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Les premiers beaux jours étaient arrivés. Le fond vert des collines commençait à reparaître sous les couches de neige en partie effacées. Quelques oiseaux, des cygnes, des tétras, des aigles à tête chauve et autres migrateurs venant du sud, passaient à travers les airs attiédis. Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les grandes mares, formées çà et là par la fonte des neiges, attiraient ces canards à tête rouge dont les espèces sont si variées dans l'Amérique septentrionale. Les guillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages plus froids. Les musaraignes, petites souris microscopiques, grosses comme une noisette, se hasardaient hors de leur trou, et dessinaient sur le sol de capricieuses bigarrures du bout de leur petite queue pointue. C'était une ivresse de respirer, de humer ces rayons solaires que le printemps rendait si vivifiants! La nature se réveillait de son long sommeil, après l'interminable nuit de l'hiver, et souriait en s'éveillant. L'effet de ce renouveau est peut-être plus sensible au milieu des contrées hyperboréennes qu'en tout autre point du globe.

Cependant, le dégel n'était point complet. Le thermomètre Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrés au-dessus de zéro (5° centigr. au-dessus de glace), mais la basse température des nuits maintenait la surface des plaines neigeuses à l'état solide : circonstance favorable, d'ailleurs, au glissage des traîneaux, et dont Jasper Hobson voulait profiter avant le complet dégel.

Les glaces du lac n'étaient pas encore rompues. Les chasseurs du fort, depuis un mois, faisaient d'heureuses excursions en parcourant ces longues plaines unies, que le gibier fréquentait déjà. Mrs. Paulina Barnett ne put qu'admirer l'étonnante habileté avec laquelle ces hommes se servaient de leurs raquettes. Chaussés de ces «souliers à neige», leur vitesse eût égalé celle d'un cheval au galop. Suivant le conseil du capitaine Craventy, la voyageuse s'exerça à marcher au moyen de ces appareils, et en quelque temps, elle devint fort habile à glisser à la surface des neiges.

Depuis quelques jours déjà, les Indiens arrivaient par bandes au fort, afin d'échanger les produits de leur chasse d'hiver contre des objets manufacturés. La saison n'avait pas été heureuse. Les pelleteries n'abondaient pas; les fourrures de martre et de wison atteignaient un chiffre assez élevé, mais les peaux de castor, de loutre, de lynx, d'hermine, de renard, étaient rares. La Compagnie faisait donc sagement en allant exploiter plus au nord des territoires nouveaux, qui eussent encore échappé à la rapacité del'homme.

Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et son détachement étaient prêts à partir. L'itinéraire avait pu être tracé d'avance sur toute cette partie déjà connue de la contrée qui s'étend entre le lac de l'Esclave et le lac du Grand-Ours, situé au-delà du cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre le Fort-Confidence, établi à l'extrémité septentrionale de ce lac. Une station toute indiquée pour y ravitailler son détachement, c'était le Fort-Entreprise, bâti à deux cent milles dans le nord-ouest, sur les bords du petit lac Snure. À raison de quinze milles par jour, Jasper Hobson comptait y faire halte dès les premiersjours du mois de mai.

À partir de ce point, le détachement devait gagner par le plus court le littoral américain, et se diriger ensuite vers le cap Bathurst. Il avait été parfaitement convenu que, dans un an, lecapitaine Craventy enverrait un convoi de ravitaillement à ce cap Bathurst, et que le lieutenant détacherait quelques hommes à la rencontre de ce convoi pour le diriger vers l'endroit où le nouveau fort serait établi. De cette façon, l'avenir de la factorerie était garanti contre toute chance fâcheuse, et le lieutenant et ses compagnons, ces exilés volontaires, conserveraient encore quelques relations avec leurs semblables.

Dès le matin du 16 avril, les traîneaux attelés devant la poterne n'attendaient plus que les voyageurs. Le capitaine Craventy, ayant réuni les hommes qui composaient le détachement, leur adressa quelques sympathiques paroles. Par-dessus toutes choses, il leur recommanda une constante union, au milieu de ces périls qu'ils étaient appelés à braver. La soumission à leurs chefs était une indispensable condition pour le succès de cette entreprise, oeuvre d'abnégation et de dévouement. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine. Puis les adieux furent rapidement faits, et chacunse plaça dans le traîneau qui lui avait été désigné d'avance. Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse le long fouet esquimau terminé par une lanière de nerf durci. Thomas Blacket l'un des soldats, le canadien Petersen, formaient le troisième rang de la caravane. Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs.Joliffe se tenaient à l'arrière-garde. Suivant les ordres de Jasper Hobson, chaque conducteur devait autant que possible conserver sa place réglementaire et maintenir sa distance de manière à ne provoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de ces traîneaux, lancés à toute vitesse, aurait pu amener quelque fâcheux accident.

En quittant le Fort-Reliance, Jasper Hobson prit directement la route du nord-ouest. Il dut franchir d'abord une large rivière qui réunissait le lac de l'Esclave au lac Wolmsley. Mais ce cours d'eau, profondément gelé encore, ne se distinguait pas de l'immense plaine blanche. Un uniforme tapis de neige couvrait toute la contrée, et les traîneaux, enlevés par leurs rapides attelages, volaient sur cette couche durcie.

Le temps était beau, mais encore très froid. Le soleil, peu élevé au-dessus de l'horizon, décrivait sur le ciel une courbe très allongée. Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges,donnaient plus de lumière que de chaleur. Très heureusement, aucun souffle de vent ne troublait l'atmosphère, et ce calme de l'airrendait le froid plus supportable. Cependant, la bise, grâce à la vitesse des traîneaux, devait tant soit peu couper la figure de ceux des compagnons du lieutenant Hobson qui n'étaient pas faits aux rudesses d'un climat polaire.

«Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile près de lui comme s'il se fût tenu au port d'armes, le voyage commence bien. Le ciel est favorable, la température propice, nos attelages filent comme des trains express, et, pour peu que ce beau temps continue, notre traversée s'opérera sans encombre. Qu'en pensez-vous, sergent Long?

-- Ce que vous pensez vous-même, lieutenant Jasper, répondit lesergent, qui ne pouvait envisager les choses autrement que sonchef. 

-- Vous êtes bien décidé comme moi, sergent, reprit Jasper Hobson, à pousser aussi loin que possible notre reconnaissance vers le nord? 

-- Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j'obéirai. 

-- Je le sais, sergent, répondit Jasper Hobson, je sais qu'il suffit de vous donner un ordre pour qu'il soit exécuté. Puissent nos hommes comprendre comme vous l'importance de notre mission et se dévouer corps et âme aux intérêts de la Compagnie! Ah! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible... 

-- Il n'y a pas d'ordres impossibles, mon lieutenant. 

-- Quoi! si je vous ordonnais d'aller au pôle Nord! 

-- J'irais, mon lieutenant. 

-- Et d'en revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant. 

-- J'en reviendrais,» répondit simplement le sergent Long.  

Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs.Paulina Barnett et Madge, elles aussi, échangeaient quelques paroles, lorsqu'une pente plus accentuée du sol retardait un instant la marche du traîneau. Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnées dans leur bonnets de loutre et à demi ensevelies sous une épaisse peau d'ours blanc, regardaient cette âpre nature et les pâles silhouettes des hautes glaces qui se profilaient à l'horizon. Le détachement avait déjà laissé derrière lui les collines qui accidentaient la rive septentrionale du lac de l'Esclave, et dont les sommets étaient couronnés de grimaçants squelettes d'arbres. La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait des troupes de cygnes qui émigraient vers le nord, et dont la blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. On ne les distinguait que lorsqu'ils se projetaient sur l'atmosphère grisâtre. Quand ils s'abattaient sur le sol, ils se confondaient avec lui, et l'oeil le plus perçant n'aurait pu les reconnaître.