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Le pays des fourrures (Jules Verne), Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise

«Quelle étonnante contrée! disait Mrs. Paulina Barnett. Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l'Australie! Te souviens-tu, ma bonne Madge, quand la chaleur nous accablait sur les bords du golfe de Carpentarie, te rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans un nuage, sans une vapeur?

-- Ma fille, répondait Madge, je n'ai point comme toi le don de me souvenir. Tu conserves tes impressions; moi, j'oublie les miennes. -- Comment, Madge, s'écria Mrs. Paulina Barnett, tu as oublié les chaleurs tropicales de l'Inde et de l'Australie? Il ne t'est pas resté dans l'esprit un souvenir de nos tortures, quand l'eau nous manquait au désert, quand les rayons de ce soleil nous brûlaient jusqu'aux os, quand la nuit même n'apportait aucun répit à nos souffrances! -- Non, Paulina, non, répondait Madge, en s'enveloppant plus étroitement dans ses fourrures, non, je ne me souviens plus! Et comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout où les glaces nous entourent de toutes parts, et quand il me suffit de laisser pendre ma main en dehors de ce traîneau pour ramasser une poignée de neige! Tu me parles de chaleur, lorsque nous gelons sous les peaux d'ours qui nous couvrent! Tu te souviens des rayons brûlants du soleil, quand ce soleil d'avril ne peut même pas fondre les petits glaçons suspendus à nos lèvres! Non, ma fille,ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me répète pas que je me sois jamais plainte d'avoir trop chaud, je ne te croirais pas!» Mrs. Paulina Barnett ne put s'empêcher de sourire. «Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge?

-- Certainement, ma fille, j'ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. Au contraire. Ce climat doit être très sain, et je suis certaine que je me porterai à merveille dans ce bout d'Amérique! C'est vraiment un beau pays! -- Oui, Madge, un pays admirable, et nous n'avons encore rien vu jusqu'ici des merveilles qu'il renferme! Mais laisse notre voyage s'accomplir jusqu'aux limites de la mer polaire, laisse l'hiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses tempêtes hyperboréennes, ses aurores boréales, ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors combien l'oeuvre du Créateur est toujours et partout nouvelle!» Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. Dans ces régions perdues, sous un climat implacable, elle ne voulait voir que l'accomplissement des plus beaux phénomènes de la nature. Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. De ces contrées polaires elle n'extrayait que l'émouvante poésie dont les sagas ont perpétué la légende, et que les bardes ont chantée dans les temps ossianiques. Mais Madge, plus positive, ne se dissimulait ni les dangers d'une expédition vers les continents arctiques, ni les souffrances d'un hivernage, à moins de trente degrés du pôle arctique. Et en effet, de plus robustes avaient déjà succombé aux fatigues, aux privations, aux tortures morales et physiques, sous ces durs climats. Sans doute, la mission du lieutenant Jasper Hobson ne devait pas l'entraîner jusqu'aux latitudes les plus élevées du globe. Sans doute, il ne s'agissait pas d'atteindre le pôle et de se lancer sur les traces des Parry, des Ross, des Mac Clure, des Kean, des Morton. Mais dès qu'on a franchi le cercle polaire, les épreuves sont à peu près partout les mêmes et ne s'accroissent pas proportionnellement avec l'élévation des latitudes. Jasper Hobsonne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle! Soit. Mais qu'on n'oublie pas que Franklin et ses infortunés compagnons sont morts, tués par le froid et la faim, quand ils n'avaient pas même dépassé le soixante-huitième degré de latitude septentrionale! Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de toute autre chose. Peut-être le caporal avait-il un peu trop arrosé les adieux du départ, car, par extraordinaire, il tenait tête à sa petite femme. Oui! il lui résistait, -- ce qui n'arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles. «Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien! Un traîneau n'est pas plus difficile à conduire qu'un poney-chaise, et le diable m'emporte si je ne suis pas capable de diriger un attelage de chiens! -- Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. Joliffe. Je t'engage seulement à modérer tes mouvements. Te voilà déjà en tête de la caravane, et j'entends le lieutenant Hobson qui te crie de reprendre ton rang à l'arrière. -- Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier!...» Et le caporal, enveloppant son attelage d'un nouveau coup de fouet, accrut encore la rapidité du traîneau. «Prends garde, Joliffe! répétait la petite femme. Pas si vite! nous voici sur une pente!

-- Une pente! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, madame Joliffe? Mais ça monte, au contraire!

-- Je te répète que cela descend!

-- Je vous soutiens, moi, que ça monte! Voyez, voyez comme les chiens tirent!» Quoi qu'en eût l'entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. Le traîneau filait avec une rapidité vertigineuse, et il se trouvait déjà très en avant du détachement. Mr. et Mrs. Joliffe tressautaient à chaque instant. Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deux époux, jetés tantôt à droite, tantôt à gauche, se choquant l'un l'autre, étaient secoués horriblement. Mais le caporal ne voulait rien entendre, ni les recommandations de sa femme, ni les cris du lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant le danger de cette course folle, pressait son propre attelage, afin de rejoindre les imprudents, et toute la caravane le suivait dans cette course rapide.

Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitesse de son véhicule l'enivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait son long fouet comme eût fait un sportsman accompli.

«Remarquable instrument que ce fouet! s'écriait-il, et que les Esquimaux savent manoeuvrer avec une habileté sans pareille! -- Mais tu n'es pas un Esquimau, s'écriait Mrs. Joliffe, essayant, mais en vain, d'arrêter le bras de son imprudent conducteur. -- Je me suis laissé dire, reprenait le caporal, je me suis laissé dire que ces Esquimaux savent piquer n'importe quel chien de leur attelage à l'endroit qui leur convient. Ils peuvent même du bout de ce nerf durci leur enlever un petit bout de l'oreille, s'ils le jugent convenable. Je vais essayer... -- N'essaye pas, Joliffe, n'essaye pas! s'écria la petite femme, effrayée au plus haut point. -- Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Je m'y connais! Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes! Je vais le corriger!...» Mais sans doute le caporal n'était pas encore assez «Esquimau», ni assez familiarisé avec le maniement de ce fouet dont la longue lanière dépasse de quatre pieds l'avant-train de l'attelage, carle fouet se développa en sifflant, et, revenant en arrière par un contre-coup mal combiné, il s'enroula autour du cou de maître Joliffe lui-même, dont la calotte fourrée s'envola dans l'air. Nul doute que, sans cet épais bonnet, le caporal ne se fût arraché sa propre oreille.

En ce moment, les chiens se jetèrent de côté, le traîneau fut culbuté et le couple précipité dans la neige. Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n'eurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal! Et de quelle façon le regarda sa petite femme! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson!

Le traîneau fut relevé; mais on décida que dorénavant les rênes du véhicule, comme celles du ménage, appartiendrait de droit à Mrs. Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut se résigner, et la marche du détachement, un instant interrompue, fut reprise aussitôt.

Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne seproduisit. Le temps était toujours propice, la température supportable, et le 1er mai, le détachement arrivait au Fort-Entreprise.

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«Quelle étonnante contrée! disait Mrs. Paulina Barnett. Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l'Australie! Te souviens-tu, ma bonne Madge, quand la chaleur nous accablait sur les bords du golfe de Carpentarie, te rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans un nuage, sans une vapeur? 

-- Ma fille, répondait Madge, je n'ai point comme toi le don de me souvenir. Tu conserves tes impressions; moi, j'oublie les miennes. 

-- Comment, Madge, s'écria Mrs. Paulina Barnett, tu as oublié les chaleurs tropicales de l'Inde et de l'Australie? Il ne t'est pas resté dans l'esprit un souvenir de nos tortures, quand l'eau nous manquait au désert, quand les rayons de ce soleil nous brûlaient jusqu'aux os, quand la nuit même n'apportait aucun répit à nos souffrances! 

-- Non, Paulina, non, répondait Madge, en s'enveloppant plus étroitement dans ses fourrures, non, je ne me souviens plus! Et comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout où les glaces nous entourent de toutes parts, et quand il me suffit de laisser pendre ma main en dehors de ce traîneau pour ramasser une poignée de neige! Tu me parles de chaleur, lorsque nous gelons sous les peaux d'ours qui nous couvrent! Tu te souviens des rayons brûlants du soleil, quand ce soleil d'avril ne peut même pas fondre les petits glaçons suspendus à nos lèvres! Non, ma fille,ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me répète pas que je me sois jamais plainte d'avoir trop chaud, je ne te croirais pas!» 

Mrs. Paulina Barnett ne put s'empêcher de sourire. 

«Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge? 

-- Certainement, ma fille, j'ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. Au contraire. Ce climat doit être très sain, et je suis certaine que je me porterai à merveille dans ce bout d'Amérique! C'est vraiment un beau pays! 

-- Oui, Madge, un pays admirable, et nous n'avons encore rien vu jusqu'ici des merveilles qu'il renferme! Mais laisse notre voyage s'accomplir jusqu'aux limites de la mer polaire, laisse l'hiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses tempêtes hyperboréennes, ses aurores boréales, ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors combien l'oeuvre du Créateur est toujours et partout nouvelle!» 

Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. Dans ces régions perdues, sous un climat implacable, elle ne voulait voir que l'accomplissement des plus beaux phénomènes de la nature. Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. De ces contrées polaires elle n'extrayait que l'émouvante poésie dont les sagas ont perpétué la légende, et que les bardes ont chantée dans les temps ossianiques. Mais Madge, plus positive, ne se dissimulait ni les dangers d'une expédition vers les continents arctiques, ni les souffrances d'un hivernage, à moins de trente degrés du pôle arctique.

Et en effet, de plus robustes avaient déjà succombé aux fatigues, aux privations, aux tortures morales et physiques, sous ces durs climats. Sans doute, la mission du lieutenant Jasper Hobson ne devait pas l'entraîner jusqu'aux latitudes les plus élevées du globe. Sans doute, il ne s'agissait pas d'atteindre le pôle et de se lancer sur les traces des Parry, des Ross, des Mac Clure, des Kean, des Morton. Mais dès qu'on a franchi le cercle polaire, les épreuves sont à peu près partout les mêmes et ne s'accroissent pas proportionnellement avec l'élévation des latitudes. Jasper Hobsonne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle! Soit. Mais qu'on n'oublie pas que Franklin et ses infortunés compagnons sont morts, tués par le froid et la faim, quand ils n'avaient pas même dépassé le soixante-huitième degré de latitude septentrionale!

Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de toute autre chose. Peut-être le caporal avait-il un peu trop arrosé les adieux du départ, car, par extraordinaire, il tenait tête à sa petite femme. Oui! il lui résistait, -- ce qui n'arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles. 

«Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien! Un traîneau n'est pas plus difficile à conduire qu'un poney-chaise, et le diable m'emporte si je ne suis pas capable de diriger un attelage de chiens! 

-- Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. Joliffe. Je t'engage seulement à modérer tes mouvements. Te voilà déjà en tête de la caravane, et j'entends le lieutenant Hobson qui te crie de reprendre ton rang à l'arrière. 

-- Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier!...»

Et le caporal, enveloppant son attelage d'un nouveau coup de fouet, accrut encore la rapidité du traîneau. 

«Prends garde, Joliffe! répétait la petite femme. Pas si vite! nous voici sur une pente! 

-- Une pente! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, madame Joliffe? Mais ça monte, au contraire! 

-- Je te répète que cela descend! 

-- Je vous soutiens, moi, que ça monte! Voyez, voyez comme les chiens tirent!» 

Quoi qu'en eût l'entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. Le traîneau filait avec une rapidité vertigineuse, et il se trouvait déjà très en avant du détachement. Mr. et Mrs. Joliffe tressautaient à chaque instant. Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deux époux, jetés tantôt à droite, tantôt à gauche, se choquant l'un l'autre, étaient secoués horriblement. Mais le caporal ne voulait rien entendre, ni les recommandations de sa femme, ni les cris du lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant le danger de cette course folle, pressait son propre attelage, afin de rejoindre les imprudents, et toute la caravane le suivait dans cette course rapide. 

Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitesse de son véhicule l'enivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait son long fouet comme eût fait un sportsman accompli. 

«Remarquable instrument que ce fouet! s'écriait-il, et que les Esquimaux savent manoeuvrer avec une habileté sans pareille! 

-- Mais tu n'es pas un Esquimau, s'écriait Mrs. Joliffe, essayant, mais en vain, d'arrêter le bras de son imprudent conducteur. 

-- Je me suis laissé dire, reprenait le caporal, je me suis laissé dire que ces Esquimaux savent piquer n'importe quel chien de leur attelage à l'endroit qui leur convient. Ils peuvent même du bout de ce nerf durci leur enlever un petit bout de l'oreille, s'ils le jugent convenable. Je vais essayer... 

-- N'essaye pas, Joliffe, n'essaye pas! s'écria la petite femme, effrayée au plus haut point. 

-- Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Je m'y connais! Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes! Je vais le corriger!...» 

Mais sans doute le caporal n'était pas encore assez «Esquimau», ni assez familiarisé avec le maniement de ce fouet dont la longue lanière dépasse de quatre pieds l'avant-train de l'attelage, carle fouet se développa en sifflant, et, revenant en arrière par un contre-coup mal combiné, il s'enroula autour du cou de maître Joliffe lui-même, dont la calotte fourrée s'envola dans l'air. Nul doute que, sans cet épais bonnet, le caporal ne se fût arraché sa propre oreille.

En ce moment, les chiens se jetèrent de côté, le traîneau fut culbuté et le couple précipité dans la neige. Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n'eurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal! Et de quelle façon le regarda sa petite femme! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson! 

Le traîneau fut relevé; mais on décida que dorénavant les rênes du véhicule, comme celles du ménage, appartiendrait de droit à Mrs. Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut se résigner, et la marche du détachement, un instant interrompue, fut reprise aussitôt. 

Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne seproduisit. Le temps était toujours propice, la température supportable, et le 1er mai, le détachement arrivait au Fort-Entreprise.