×

We use cookies to help make LingQ better. By visiting the site, you agree to our cookie policy.

image

Le Tour du Monde en 80 Jours, Le Tour du Monde en 80 Jours (22)

OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE Le _Carnatic_ ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg. Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et venait en titubant s'asseoir sur une drome. Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était arrivé.

Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique. La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : « Le _Carnatic_ ! le _Carnatic_ ! » Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le _Carnatic_ larguait ses amarres. Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de la Chine.

Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et n'y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

« Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé ! Que va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et c'est le principal. » Puis, songeant à Fix : « Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes débarrassés, et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque d'Angleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin ! » Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ? Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine l'avait filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé, c'était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable conduite. Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant bien que mal l'arrière du navire. Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à Mrs. Aouda.

« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son habitude... » Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas. Passepartout n'avait qu'une chose à faire : c'était de demander au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom. « Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune dame... -- Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. » Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait pas. Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.

« Ah çà ! je suis bien sur le _Carnatic_ ? s'écria-t-il. -- Oui, répondit le purser.

-- En route pour Yokohama ?

-- Parfaitement. » Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de navire ! Mais s'il était sur le _Carnatic_, il était certain que son maître ne s'y trouvait pas. Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que l'heure du départ du _Carnatic_ avait été avancée, qu'il devait prévenir son maître, et qu'il ne l'avait pas fait ! C'était donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ ! Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car il comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être !... Passepartout, à cette pensée, s'arracha les cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes !

Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S'il mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.

Le 13, à la marée du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de Yokohama.

Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur ecclésiastique, descendant des dieux. Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant à toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de la ville. Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne, avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris depuis le promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que s'il eût été jeté au pays des Hottentots. Passepartout avait bien une ressource : c'était de se recommander près des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres chances. Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo. Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et très caressants. Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant : bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes conditions, -- car, au Japon, la profession de soldat est autant estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d'un noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à voile, les « norimons » à parois de laque, les « cangos » moelleux, véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont la large ceinture s'épanouissait derrière en un noeud extravagant, -- que les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises. Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise, les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l'eau chaude odorante, avec le « saki », liqueur tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l'on fume un tabac très fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près inconnu au Japon. Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque grand aigle ; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partout des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de « Seigneuries », et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur. En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les herbes : « Bon ! dit-il, voilà mon souper. » Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum. « Pas de chance ! » pensa-t-il.

Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_ ; mais après une journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il dut faire contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.

Enfin les rues se dépeuplèrent. A la foule succédèrent les rondes des yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait quelque patrouille éblouissante : « Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui part pour l'Europe !

Learn languages from TV shows, movies, news, articles and more! Try LingQ for FREE

OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES,
IL EST PRUDENT D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE

Le _Carnatic_ ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et
demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon.
Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers.
Deux cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui
avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.

Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans
quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche
branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et
venait en titubant s'asseoir sur une drome.

Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était
arrivé.

Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons
avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché
sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard,
Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe,
se réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique.
La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce
lit d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se
relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte
d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve : « Le
_Carnatic_ ! le _Carnatic_ ! »

Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que
quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la
coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le _Carnatic_ larguait
ses amarres.

Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes,
descendirent le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et
Passepartout ne se réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante
milles des terres de la Chine.

Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont
du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de
la mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées
et n'y parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes
de la veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.

« Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé ! Que
va dire Mr. Fogg ? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et
c'est le principal. »

Puis, songeant à Fix :

« Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes
débarrassés, et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous
suivre sur le _Carnatic_. Un inspecteur de police, un détective aux
trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à la Banque
d'Angleterre ! Allons donc ! Mr. Fogg est un voleur comme je suis
un assassin ! »

Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ?
Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette
affaire ? Ne ferait-il pas mieux d'attendre son arrivée à Londres,
pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine l'avait filé
autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui, sans doute. En tout
cas, question à examiner. Le plus pressé, c'était de rejoindre Mr.
Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour cette inqualifiable
conduite.

Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot
roulait fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore,
gagna tant bien que mal l'arrière du navire.

Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à
Mrs. Aouda.

« Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à
Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son
habitude... »

Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas.
Passepartout n'avait qu'une chose à faire : c'était de demander au
purser quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il
ne connaissait aucun passager de ce nom.

« Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un
gentleman, grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune
dame...

-- Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au
surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. »

Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait
pas.

Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.

« Ah çà ! je suis bien sur le _Carnatic_ ? s'écria-t-il.

-- Oui, répondit le purser.

-- En route pour Yokohama ?

-- Parfaitement. »

Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de
navire ! Mais s'il était sur le _Carnatic_, il était certain que son
maître ne s'y trouvait pas.

Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de
foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que
l'heure du départ du _Carnatic_ avait été avancée, qu'il devait
prévenir son maître, et qu'il ne l'avait pas fait ! C'était donc sa
faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ !

Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer
de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car
il comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et
maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté,
emprisonné peut-être !... Passepartout, à cette pensée, s'arracha les
cheveux. Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement
de comptes !

Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son
sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le
Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver,
comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling,
pas un penny ! Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient
payés d'avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour
prendre un parti. S'il mangea et but pendant cette traversée, cela ne
saurait se décrire. Il mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et
pour lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait aborder, eût
été un pays désert, dépourvu de toute substance comestible.

Le 13, à la marée du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de
Yokohama.

Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous
les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre
l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie.
Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de
cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois
résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et
rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur
ecclésiastique, descendant des dieux.

Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du
port et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires
appartenant à toutes les nations.

Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si
curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de
prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de
la ville.

Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne,
avec des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles
se développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues,
de ses places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris
depuis le promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à
Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de
toutes races, Américains, Anglais, Chinois, Hollandais, marchands
prêts à tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels le Français
se trouvait aussi étranger que s'il eût été jeté au pays des
Hottentots.

Passepartout avait bien une ressource : c'était de se recommander près
des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama ; mais
il lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle
de son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes
les autres chances.

Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que
le hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise,
décidé, s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo.

Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une
déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient
d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une
architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des
roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique
des cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les
prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius,
des rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants
au teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit
découpés dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu
de caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très
paresseux et très caressants.

Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant :
bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins
monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux
pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture,
soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil
à percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint
de soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres
militaires de toutes conditions, -- car, au Japon, la profession de
soldat est autant estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des
frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de simples civils,
chevelure lisse et d'un noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes
grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du
cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune comme celui des Chinois,
dont les Japonais différent essentiellement. Enfin, entre les
voitures, les palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes à
voile, les « norimons » à parois de laque, les « cangos » moelleux,
véritables litières en bambou, on voyait circuler, à petits pas de
leur petit pied, chaussé de souliers de toile, de sandales de paille
ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux
bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du jour, mais
portant avec élégance le vêtement national, le « kirimon », sorte de
robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont la large ceinture
s'épanouissait derrière en un noeud extravagant, -- que les modernes
Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.

Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette
foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques,
les bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise,
les « restaurations » ornées de banderoles et de bannières, dans
lesquelles il lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se
boit à pleine tasse l'eau chaude odorante, avec le « saki », liqueur
tirée du riz en fermentation, et ces confortables tabagies où l'on
fume un tabac très fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près
inconnu au Japon.

Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses
rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs
dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants,
portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les
enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les
indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et
que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent
contre le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres
volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque
grand aigle ; pas de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage
quelque héron mélancoliquement perché sur une patte ; enfin, partout
des corneilles, des canards, des éperviers, des oies sauvages, et
grand nombre de ces grues que les Japonais traitent de «
Seigneuries », et qui symbolisent pour eux la longévité et le bonheur.

En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les
herbes :

« Bon ! dit-il, voilà mon souper. »

Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.

« Pas de chance ! » pensa-t-il.

Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement
déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_ ; mais après une
journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait
bien remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux
étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un
sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de
l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon.
Il ne se trompait pas ; mais à défaut de viande de boucherie, son
estomac se fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim,
des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les
Japonais se nourrissent presque exclusivement avec le produit des
rizières. Mais il dut faire contre fortune bon coeur, et remit au
lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.

La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra
dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les
groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les
astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur
lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui
attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.

Enfin les rues se dépeuplèrent. A la foule succédèrent les rondes des
yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au
milieu de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et
Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait
quelque patrouille éblouissante :

« Allons, bon ! encore une ambassade japonaise qui part pour
l'Europe ! »