Carnet de voyage - 5
Lundi 22 novembre Pour la première fois depuis notre arrivée, il a plu continuellement de l'aube jusqu'au crépuscule. En fait, ce n'était pas une si mauvaise chose pour moi, car j'étais en retard dans mon travail. Je devais aussi planifier une intervention technique au relais radio car j'avais remarqué depuis quelques temps déjà des problèmes de transmission. Je parie que l'antenne a encore cassé. Mardi 23 novembre Le vent s'est levé pendant la nuit et n'a cessé de forcir d'heure en heure, atteignant 130 kilomètres à l'heure vers midi. C'était un mauvais présage pour la mission du lendemain, néanmoins j'ai continué à la préparer comme si de rien n'était. En quittant la station pour regagner ma chambre, le vent m'a brutalement arraché mon sac à dos que je tenais nonchalamment par une des brides. Vous auriez dû me voir courir derrière mon sac comme un dératé à travers la pente couverte de mousses et de rochers, qui mène directement à la falaise. Je l'ai heureusement rattrapé avant que tout ne finisse à la mer. Je n'ai finalement perdu que mon amour-propre dans cette affaire. Mercredi 24 novembre J'étais si soucieux au sujet du temps, que je me suis levé à cinq heures et demie, afin de jeter un coup d'oeil aux prévisions météo, sur les moniteurs de contrôle. Comme elles n'étaient pas trop mauvaises, Yvan et moi sommes partis vers sept heures et demie, et, après cinq heures de marche, nous étions à pied d'oeuvre devant le relais. Le temps change très rapidement sur cette île, et en effet, en quelques minutes seulement, nous avons été transis par d'abondantes giboulées de neige, apportées par un vent glacial. Vous pensez peut-être aux chutes de neige qu'on voit régulièrement sous nos cieux plus cléments ? Alors essayez plutôt d'imaginer des flocons de neige glacée qui, comme des milliers d'aiguilles, cinglent votre visage sans protection. Seuls nos yeux étaient protégés par des lunettes qui, à cause de la buée qui les envahissait, nous gênaient plus qu'elles ne nous protégeaient. Bien que ces mauvaises conditions ralentissaient beaucoup notre travail, nous avons fini par mener à bien la réparation. Encore quelques minutes pour contrôler le fonctionnement et nous nous sommes rués dans la descente, espérant rencontrer enfin un temps plus clément et des températures plus douces.
Il nous a fallu encore trois heures pour atteindre l'abri de « pointe basse » où nous avions prévu de passer au moins deux jours afin de récupérer physiquement,. Le chalet est adossé à un promontoire qui le protège du vent. Une rivière qui serpente à quelques mètres de là, fourni une eau très pure, et si vous aimez prendre un bain dans une eau à trois degrés, vous trouverez des baignoires naturelles creusées dans son lit par les glaciers qui recouvraient l'île il y a quelques millions d'années. Mon corps entier était douloureux. Yvan n'était guère mieux loti, aussi, sans nous consulter, nous nous sommes jetés sur les lits sans même prendre le temps d'ôter nos vêtements humides. Ni le cri strident des oiseaux de nuit, ni le murmure monotone de la rivière ne nous empêchèrent de sombrer dans un profond sommeil.
Jeudi 25 novembre Nous avons dormi jusqu'à neuf heures ce matin ; Cela ne m'était pas arrivé depuis mon arrivée sur l'île. Après nous être débarbouillés dans la rivière, nous avons pris un solide petit déjeuner, puis nous nous sommes mis en route pour une journée de visite des lieux.
Cet endroit est probablement le site le plus apprécié de tous les hivernants. Quand vous escaladez le petit promontoire juste derrière le shelter, vous arrivez dans une immense étendue couverte d'une herbe épaisse et dense, balayée par les vents. Cette plaine est le royaume des grands albatros qui y érigent leurs nids proéminents, faits d'herbes, de mousses et de rares brindilles. Certains de ces nids sont occupés par un unique poussin. D'autres sont encore vides, mais tout à côté, des couples d'albatros exécutent une majestueuse parade amoureuse en exhibant leur éblouissant plumage nuptial. Bientôt, de mignons poussins duveteux trôneront fièrement sur ces nids.
Si vous suivez le lit de la rivière, vous découvrirez les albatros à manteau gris qui nichent dans des creux de la falaise rocheuse surplombant l'océan. Vous n'oublierez jamais leur cri mélancolique qui ressemble à un chant d'amour. Notre destination pour aujourd'hui était la plus grande manchotière de l'île. Environs cent mille manchots se rassemblent dans une large baie en forme d'arc de cercle. Pour atteindre cet endroit, nous avons traversé la rivière à gué, puis nous avons grimpé la colline juste en face de notre camp. Nous avons suivi pendant encore une heure un chemin à travers la colline verdoyante jusqu'à un escarpement qui, tel un inexpugnable donjon, protège un havre de paix, où d'innombrables espèces vivent et meurent depuis des centaines d'années. De là-haut, nous avions une vue générale de la plage qui s'étire du bas de la falaise où la rivière se jette dans l'océan, jusqu'à une inaccessible basaltique paroi rocheuse. La plage de sable gris où se vautrent pendant des heures des éléphants de mer, s'étire jusqu'à une aire rocheuse qui offre une protection naturelle contre les assauts incessants des vagues. Une centaine d'otaries, ainsi qu'une colonie de gorfous sauteurs ont élu résidence dans un endroit reclus verdoyant, appelé le « jardin japonais ». Nous avons rencontré les premiers manchots en descendant le long d'une impétueuse cascade. Il n'était pas très surprenant de les rencontrer à cet endroit, tant ces animaux sont étonnamment adroits, en dépit de leur démarche à la Charlie Chaplin. Ils se tiennent fermement sur le sol grâce à leurs griffes acérées et, quand ils trébuchent contre des racines ou des rochers, ils prennent appui sur le sol avec leur puissant bec, et se redressent d'une franche poussée. Quelques mètres plus bas, nous sommes tombés nez à nez avec une dizaine d'éléphants de mer femelles, qui continuèrent à se prélasser au soleil en nous ignorant totalement. Un vieux pacha surveillait d'un oeil discret son harem. Tout le haut de son corps était couvert de cicatrices, stigmates de ces nombreux combats avec d'audacieux ou imprudents prétendants. Nous avons laissé ces paisibles mammifères, traversé la colonie de manchots et finalement atteint le « jardin Japonais ». Nous avons suivi un sentier tortueux à travers d'épais buissons, jusqu'à la colonie de gorfous recroquevillée sur un escarpement terreux. Selon le dicton : l'union fait la force, ils se serrent ensemble pour se protéger des oiseaux de proie. Malheureusement, des oiseaux tenaces les harcèlent constamment et, quand ils en isolent un, ils le mettent cruellement en pièces. Cependant, cette fois-ci il n'y avait apparemment pas de danger et ils paraissaient assez rassurés. Nous avons continué notre chemin et sommes entrés dans le territoire des otaries. C'était une vaste étendue verdoyante parsemée de mares. Tout autour d'elles, des jeunes s'ébattaient joyeusement dans des combats amicaux ou des jeux de chasse. Les femelles adultes s'étiraient paresseusement dans l'herbe, grattant nonchalamment leur museau de leur nageoire supérieure. Elles sont habituellement timides et craintives, mais elles peuvent devenir extrêmement agressives en cas de danger, ou pour protéger leurs petits. Elles se servent habilement de leurs nageoires pour se mouvoir très rapidement, si bien qu'elles rampent aussi vite sur les rochers que sur l'herbe ou le sable. Nous étions particulièrement attentifs à ne pas les déranger, surtout les mâles qui sont souvent cinq fois plus lourds que les femelles.
Le temps passa bien trop vite et, tard dans l'après-midi, alors que le ciel s'assombrissait, nous avons regagné le camp. Nous étions fatigués et affamés, mais ravis et euphoriques après ce jour inoubliable.