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Nouvelles et faits divers, LE DERNIER VOYAGE DU JOOLA

LE DERNIER VOYAGE DU JOOLA

Au loin, à droite vers les côtes de Gambie, les éclairs se rapprochent. C'est la nuit. Trapu, lourd et penché sur le côté gauche, le joola remonte les vagues de l'Atlantique, vers Dakar. La mer est à peine formée, des petits creux de deux mètres. Le bateau en a vu d'autres, ses passagers ne s'alarment pas. Ils sont 1500, peut-être plus. Pour 600 places autorisées. Ceux qui n'ont pas trouvé de banc ou de fauteuil s'installent sur les ponts, dans les coursives. Des femmes, commerçantes diolas, étalent leurs nattes pour la nuit dans les couloirs. Dans sa cabine, Patrice, Français de Casamance, veille sur sa compagne. Corinne souffre d'une crise de paludisme-. À l'extérieur, des enfants se faufilent d'un pont à l'autre. Au restaurant, on finit de débarrasser les couverts. Un orchestre joue de la salsa et du m'balax sénégalais pour faire tanguer « gazelles » et étudiants. La rentrée universitaire, c'est la semaine prochaine. La traversée s'annonce agitée, comme à l'ordinaire, dans l'odeur d'huile, de fioul et de poisson séché. Tout va alors très vite, l'orage, venu de la terre, rattrape le bateau. Un coup de vent abat un paquet de pluie. Le joola s'incline encore plus sur la gauche. Les passagers rient encore en suivant le mouvement. Ils glissent vers bâbord pour se mettre à l'abri : l'inclinaison s'accentue. À l'arrière, un marin entend un grondement, un bruit de tôles broyées: les véhicules, qui n'avaient pas été arrimés lors du chargement, viennent de riper. Ils se fracassent sur le côté gauche du pont-garage. Entraîné par ce poids, Le joola est maintenant sur le flanc. Et c'est la catastrophe. L'eau entre par les hublots de troisième classe. La lumière s'éteint. Les passagers se bousculent, tentent de trouver une issue. Certains essaient de nager, dans le noir, sans pouvoir repérer où se trouvent le haut et le bas, dans un capharnaüm d'objets, de sacs, de chaises, de tables emportés, brassés par les eaux. Des bras se tendent vers eux, des gens terrorisés tentent de les agripper. Ils les écartent, s'en défont, pour survivre. Des enfants hurlent, des mères appellent.

Dehors, des gens sautent ou sont précipités dans les flots. Un étudiant qui était au pied de la timonerie essaie de monter le plus haut possible sur le navire pour repousser le moment où l'eau va le rattraper. Il grimpe le long des grandes vitres de sa cabine de pilotage. À l'intérieur, à la lueur des éclairs, il voit les marins, épouvantés, qui, emportés par le mouvement du bateau, sont tous précipités vers la porte gauche ... où l'eau commence à entrer. Ils ne peuvent plus accéder aux commandes, ni lancer de SOS. Dans la cabine, Patrice aide Corinne à se faufiler par la fenêtre. Ils sautent dans les vagues de l'océan au moment où Le joola se retourne, coque en l'air. Un éclair: Patrice aperçoit des gens qui se débattent, incapables de nager. Un autre flash : ils ont disparu. Il ne voit plus Corinne. Il entend, venus du bateau renversé, les hurlements de ceux qui sont restés prisonniers et tentent de survivre dans des poches d'air. À trente kilomètres des côtes de Gambie, au moins 1 500 personnes vont mourir. Parmi elles toute une génération d'étudiants, espoir et future élite de la Casamance. La catastrophe a duré dix minutes. Seuls 65 passagers ont survécu au dernier voyage du joola. [ ... ] Le joola avait quitté Ziguinchor le jour même, en fin de matinée, et commencé la descente du fleuve Casamance en direction de Karabane. Lentement, Le joola glisse vers le milieu du fleuve. Il s'aligne dans le chenal et entreprend, à vitesse réduite, la descente vers Karabane, dernière île avant l'embouchure, porte de l'océan. Depuis les ponts supérieurs, les voyageurs regardent défiler des paysages de paradis. Au-dessus des palétuviers émergent des baobabs et de gigantesques fromagers, arbres de contes de fées dans lesquels on creuse d'immenses pirogues. La mangrove est peuplée d'échassiers. Des crocodiles traversent les bolongs. Le Joola ne peut pas se rapprocher des rives, il risquerait d'échouer sur un banc de sable. Il doit se tenir au centre du chenal, profond de 10 mètres. C'est pour suivre ce passage qu'il ne peut naviguer que le jour sur le fleuve. C'est pour naviguer dans ses basses eaux qu'il a été conçu avec un fond plat. A Ziguinchor le temps était lourd. Ici, à mi-parcours du fleuve, face à la pointe Saint-Georges, l'orage gronde. Au loin, quelques roulements de tonnerre. Sur les îles de la rive droite, des lueurs d'éclairs. En automne, sur l'humide Casamance se renforcent des grains tropicaux qui prennent de l'ampleur au-dessus de l'Atlantique avant de devenir ouragans sur les côtes américaines. Ce fut le cas de Cindy en 1999 qui avait balayé plus d'une centaine de pirogues de pêcheurs en mer. Mais rien de tel n'est annoncé aujourd'hui. Vers 16 h 30, Le joola arrive en face de l'île de Karabane. Il pleut, un peu.

Lorsque Le Joola paraît en vue de Karabane, au milieu du fleuve, on est au cinéma. Depuis les rives, des pirogues multicolores sont poussées à l'eau. Bientôt elles escortent le navire jusqu'à son mouillage, à quelques encablures de la plage. Sur l'île, on devine les ruines d'une ancienne église bretonne, vestige du temps des colonies quand Karabane servait de halte aux navires négriers. Aujourd'hui, c'est une île douce, paradis pour touristes aventuriers. Ben Béchir est sidéré du nombre de pirogues dans lesquelles s'entassent de nouveaux passagers pour Le joola. Officiellement, 178 tickets ont été vendus au départ de l'île. Parmi eux il y a 54 enfants de Mlomp, petit village accessible par une route où les chauffeurs zigzaguent entre les nids-de-poule, à la recherche de restes de goudron. L'entretien des routes, ici, n'a jamais été une priorité du gouvernement. Dans le village d'à côté, Kagnout, c'est Thomas, l'instituteur, qui amène une quinzaine d'écoliers à Dakar. Tous ces enfants rejoignent à bord trois équipes de football qui vont disputer un tournoi pour les moins de 15 ans. Sept militaires supplémentaires prennent place.

L'embarquement se fait par une porte latérale, à tribord. Massés sur les ponts, les passagers assistent au chargement des paniers remplis de poissons et de crevettes séchées, de bouquets de balais de paille. Le joola alors penche à tribord. A 18 heures les transbordements sont terminés. Le bateau repart, il pleut toujours. L'orage gronde plus au nord. A 19 heures, le bateau franchit la barre, quitte l'embouchure et fait cap vers Dakar, qui devrait être atteint le lendemain matin, vers 7 heures. La sortie du fleuve se fait en douceur, saluée par un banc de dauphins. Les côtes de la Casamance, les plages bordées de cocotiers où crépitent quelques feux, les villages de pêcheurs s'éloignent doucement. Des bouteilles de plastique emplies de vin de palme circulent de main en main. On boit au goulot. Des effluves d'herbe flottent dans les endroits reculés des ponts. Comme un au revoir à la douceur de vivre de Casamance. L'entrée dans l'Atlantique est plus houleuse. Ici le courant vient toujours du nord, le navire remonte les flots. Même si la mer n'est pas vraiment grosse, les vagues cognent contre la coque. Dans les cabines, on a l'impression de plonger après chaque gifle de l'océan. Les toubabs, les Blancs, quittent peu leurs couchettes, immobilisés par le mal de mer. Les habitués du voyage ne se formalisent pas. Ils mangent au restaurant et se préparent à danser une partie de la nuit. Personne ne s'inquiète du nombre de passagers dans les superstructures du bateau: Le Joola était bien plus chargé lorsqu'il avait transporté 3000 civils et militaires, après une opération en Guinée-Bissau. Il convoyait même cette fois-là des engins blindés dans le pont-garage. Tout le monde, à part bien sûr le commandement, ignore que le bateau n'a pas subi sa visite annuelle de sécurité et que ses certificats de navigabilité ne sont plus valables depuis des années. Personne, enfin, ne se soucie de l'absence de liaisons radio régulières entre le bateau et la terre. Le dernier appel est donné à 22 heures, il signale que tout va bien à bord. Il n'y a pas d'autre appel prévu avant l'arrivée à Dakar. Vers 22h45, le radar repère l'arrivée imminente du grain tropical qui depuis Ziguinchor court après le navire. Les officiers ne s'alarment pas. Ils oublient que le bateau est presque vide dans ses cales: une baisse de pression a empêché de faire le plein d'eau à Ziguinchor. Les ballasts n'ont pas été remplis. De plus Le joola est reparti de Casamance avec le seul reste de fioul chargé à Dakar. Le pont du fret est, lui aussi, loin d'être plein. La surcharge est en haut, sur les ponts avec les passagers et ce générateur de 5 tonnes installé à l'arrière. Bien lesté, son fret amarré, ses poids bien répartis, Le joola peut résister à des vents très violents. À 23 heures, le coup de vent qui le couche et envoie ses passagers à la mort en dix minutes n'est que de 45 à 55 kilomètres à l'heure! Vers 5 heures du matin, les pêcheurs gambiens dans leurs pirogues sont terrorises lorsque, effrayants dans la nuit, leur parviennent des cris, des appels. Ils pensent à des esprits, des fantômes de la mer: agrippés au jool a, les survivants doivent d'abord les rassurer. L'alerte est donnée par ces piroguiers qui préviennent des chalutiers à proximité. Leurs armateurs sont contactés vers 8 heures. L'armée, qui exploite le bateau, ne s'active que: vers 8 h 30. Ses secours n'arriveront sur place que vers 18 heures! Quelques heures auparavant, les forces françaises basées au Cap-Vert ont hélitreuillé deux plongeurs. L'accès à d'éventuels survivants dans des poches d'air n'est pas tenté: les cadavres rendent impossible toute progression dans le bateau. Haïdar el-Ali est arrivé le samedi matin. Libanais d'origine, ce plongeur sénégalais a entrepris de lui-même de rallier l'épave du joola, dès qu'il a appris la catastrophe. Sur place, il plonge, espérant sauver des vies. Il ne remonte que des cadavres. Il filme aussi et transmet les cassettes aux autorités militaires. Il raconte les corps crispés, tête renversée vers l'arrière, la bouche encore tendue vers la poche d'air qui a prolongé l'agonie, les mères avec leurs bébés, les enfants. Sur ses films, on voit aussi les barques de secours et les radeaux de survie, les bombards, toujours accrochés au bateau. Un plan rapproché donne l'explication: les radeaux sont solidement sanglés et ne peuvent s'ouvrir automatiquement. Impossible aussi d'utiliser les fusées de détresse logées à l'intérieur. Un seul de ces radeaux s'est ouvert dans la nuit du naufrage: celui dont un rescapé a réussi à cisailler la sangle de plastique ... avec les dents. Haïdar el-Ali est persuadé qu'on aurait pu sauver plus de gens si les secours avaient eu les moyens de percer la coque et d'insuffler de l'air à l'intérieur. Ces moyens, tout comme l'indispensable plan du joola, n'avaient pas été embarqués par les bateaux de secours de la marine nationale. Le samedi soir, il décide d'arrêter de remonter les corps: « Ce n'était plus supportable. Après avoir extrait un adulte, on peut le lâcher et il remonte. Les enfants, surtout les bébés, sont trop légers. On est obligé de les accompagner jusqu'à la surface. Avec la température de l'eau sous la coque chauffée par le soleil, les corps commencent à se putréfier : ils nous restent dans les mains.» Haïdar ferme les portes du joola; après en avoir extrait 268 cadavres : « On a l'impression d'abandonner ceux qui sont restés dedans.» Avant de remonter, plein de colère et de honte, il trace, sur la coque du joola : « Honneur au peuple du Sénégal ».

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LE DERNIER VOYAGE DU JOOLA THE LAST VOYAGE OF THE JOOLA

Au loin, à droite vers les côtes de Gambie, les éclairs se rapprochent. C'est la nuit. Trapu, lourd et penché sur le côté gauche, le joola remonte les vagues de l'Atlantique, vers Dakar. La mer est à peine formée, des petits creux de deux mètres. Le bateau en a vu d'autres, ses passagers ne s'alarment pas. Ils sont 1500, peut-être plus. Pour 600 places autorisées. Ceux qui n'ont pas trouvé de banc ou de fauteuil s'installent sur les ponts, dans les coursives. Des femmes, commerçantes diolas, étalent leurs nattes pour la nuit dans les couloirs. Dans sa cabine, Patrice, Français de Casamance, veille sur sa compagne. Corinne souffre d'une crise de paludisme-. À l'extérieur, des enfants se faufilent d'un pont à l'autre. Au restaurant, on finit de débarrasser les couverts. Un orchestre joue de la salsa et du m'balax sénégalais pour faire tanguer « gazelles » et étudiants. La rentrée universitaire, c'est la semaine prochaine. La traversée s'annonce agitée, comme à l'ordinaire, dans l'odeur d'huile, de fioul et de poisson séché. Tout va alors très vite, l'orage, venu de la terre, rattrape le bateau. Un coup de vent abat un paquet de pluie. Le joola s'incline encore plus sur la gauche. Les passagers rient encore en suivant le mouvement. Ils glissent vers bâbord pour se mettre à l'abri : l'inclinaison s'accentue. À l'arrière, un marin entend un grondement, un bruit de tôles broyées: les véhicules, qui n'avaient pas été arrimés lors du chargement, viennent de riper. Ils se fracassent sur le côté gauche du pont-garage. Entraîné par ce poids, Le joola est maintenant sur le flanc. Et c'est la catastrophe. L'eau entre par les hublots de troisième classe. La lumière s'éteint. Les passagers se bousculent, tentent de trouver une issue. Certains essaient de nager, dans le noir, sans pouvoir repérer où se trouvent le haut et le bas, dans un capharnaüm d'objets, de sacs, de chaises, de tables emportés, brassés par les eaux. Des bras se tendent vers eux, des gens terrorisés tentent de les agripper. Ils les écartent, s'en défont, pour survivre. Des enfants hurlent, des mères appellent.

Dehors, des gens sautent ou sont précipités dans les flots. Un étudiant qui était au pied de la timonerie essaie de monter le plus haut possible sur le navire pour repousser le moment où l'eau va le rattraper. Il grimpe le long des grandes vitres de sa cabine de pilotage. À l'intérieur, à la lueur des éclairs, il voit les marins, épouvantés, qui, emportés par le mouvement du bateau, sont tous précipités vers la porte gauche ... où l'eau commence à entrer. Ils ne peuvent plus accéder aux commandes, ni lancer de SOS. Dans la cabine, Patrice aide Corinne à se faufiler par la fenêtre. Ils sautent dans les vagues de l'océan au moment où Le joola se retourne, coque en l'air. Un éclair: Patrice aperçoit des gens qui se débattent, incapables de nager. Un autre flash : ils ont disparu. Il ne voit plus Corinne. Il entend, venus du bateau renversé, les hurlements de ceux qui sont restés prisonniers et tentent de survivre dans des poches d'air. À trente kilomètres des côtes de Gambie, au moins 1 500 personnes vont mourir. Parmi elles toute une génération d'étudiants, espoir et future élite de la Casamance. La catastrophe a duré dix minutes. Seuls 65 passagers ont survécu au dernier voyage du joola. [ ... ] Le joola avait quitté Ziguinchor le jour même, en fin de matinée, et commencé la descente du fleuve Casamance en direction de Karabane. Lentement, Le joola glisse vers le milieu du fleuve. Il s'aligne dans le chenal et entreprend, à vitesse réduite, la descente vers Karabane, dernière île avant l'embouchure, porte de l'océan. Depuis les ponts supérieurs, les voyageurs regardent défiler des paysages de paradis. Au-dessus des palétuviers émergent des baobabs et de gigantesques fromagers, arbres de contes de fées dans lesquels on creuse d'immenses pirogues. La mangrove est peuplée d'échassiers. Des crocodiles traversent les bolongs. Le Joola ne peut pas se rapprocher des rives, il risquerait d'échouer sur un banc de sable. Il doit se tenir au centre du chenal, profond de 10 mètres. C'est pour suivre ce passage qu'il ne peut naviguer que le jour sur le fleuve. C'est pour naviguer dans ses basses eaux qu'il a été conçu avec un fond plat. A Ziguinchor le temps était lourd. Ici, à mi-parcours du fleuve, face à la pointe Saint-Georges, l'orage gronde. Au loin, quelques roulements de tonnerre. Sur les îles de la rive droite, des lueurs d'éclairs. En automne, sur l'humide Casamance se renforcent des grains tropicaux qui prennent de l'ampleur au-dessus de l'Atlantique avant de devenir ouragans sur les côtes américaines. Ce fut le cas de Cindy en 1999 qui avait balayé plus d'une centaine de pirogues de pêcheurs en mer. Mais rien de tel n'est annoncé aujourd'hui. Vers 16 h 30, Le joola arrive en face de l'île de Karabane. Il pleut, un peu.

Lorsque Le Joola paraît en vue de Karabane, au milieu du fleuve, on est au cinéma. Depuis les rives, des pirogues multicolores sont poussées à l'eau. Bientôt elles escortent le navire jusqu'à son mouillage, à quelques encablures de la plage. Sur l'île, on devine les ruines d'une ancienne église bretonne, vestige du temps des colonies quand Karabane servait de halte aux navires négriers. Aujourd'hui, c'est une île douce, paradis pour touristes aventuriers. Ben Béchir est sidéré du nombre de pirogues dans lesquelles s'entassent de nouveaux passagers pour Le joola. Officiellement, 178 tickets ont été vendus au départ de l'île. Parmi eux il y a 54 enfants de Mlomp, petit village accessible par une route où les chauffeurs zigzaguent entre les nids-de-poule, à la recherche de restes de goudron. L'entretien des routes, ici, n'a jamais été une priorité du gouvernement. Dans le village d'à côté, Kagnout, c'est Thomas, l'instituteur, qui amène une quinzaine d'écoliers à Dakar. Tous ces enfants rejoignent à bord trois équipes de football qui vont disputer un tournoi pour les moins de 15 ans. Sept militaires supplémentaires prennent place.

L'embarquement se fait par une porte latérale, à tribord. Massés sur les ponts, les passagers assistent au chargement des paniers remplis de poissons et de crevettes séchées, de bouquets de balais de paille. Le joola alors penche à tribord. A 18 heures les transbordements sont terminés. Le bateau repart, il pleut toujours. L'orage gronde plus au nord. A 19 heures, le bateau franchit la barre, quitte l'embouchure et fait cap vers Dakar, qui devrait être atteint le lendemain matin, vers 7 heures. La sortie du fleuve se fait en douceur, saluée par un banc de dauphins. Les côtes de la Casamance, les plages bordées de cocotiers où crépitent quelques feux, les villages de pêcheurs s'éloignent doucement. Des bouteilles de plastique emplies de vin de palme circulent de main en main. On boit au goulot. Des effluves d'herbe flottent dans les endroits reculés des ponts. Comme un au revoir à la douceur de vivre de Casamance. L'entrée dans l'Atlantique est plus houleuse. Ici le courant vient toujours du nord, le navire remonte les flots. Même si la mer n'est pas vraiment grosse, les vagues cognent contre la coque. Dans les cabines, on a l'impression de plonger après chaque gifle de l'océan. Les toubabs, les Blancs, quittent peu leurs couchettes, immobilisés par le mal de mer. Les habitués du voyage ne se formalisent pas. Ils mangent au restaurant et se préparent à danser une partie de la nuit. Personne ne s'inquiète du nombre de passagers dans les superstructures du bateau: Le Joola était bien plus chargé lorsqu'il avait transporté 3000 civils et militaires, après une opération en Guinée-Bissau. Il convoyait même cette fois-là des engins blindés dans le pont-garage. Tout le monde, à part bien sûr le commandement, ignore que le bateau n'a pas subi sa visite annuelle de sécurité et que ses certificats de navigabilité ne sont plus valables depuis des années. Personne, enfin, ne se soucie de l'absence de liaisons radio régulières entre le bateau et la terre. Le dernier appel est donné à 22 heures, il signale que tout va bien à bord. Il n'y a pas d'autre appel prévu avant l'arrivée à Dakar. Vers 22h45, le radar repère l'arrivée imminente du grain tropical qui depuis Ziguinchor court après le navire. Les officiers ne s'alarment pas. Ils oublient que le bateau est presque vide dans ses cales: une baisse de pression a empêché de faire le plein d'eau à Ziguinchor. Les ballasts n'ont pas été remplis. De plus Le joola est reparti de Casamance avec le seul reste de fioul chargé à Dakar. Le pont du fret est, lui aussi, loin d'être plein. La surcharge est en haut, sur les ponts avec les passagers et ce générateur de 5 tonnes installé à l'arrière. Bien lesté, son fret amarré, ses poids bien répartis, Le joola peut résister à des vents très violents. À 23 heures, le coup de vent qui le couche et envoie ses passagers à la mort en dix minutes n'est que de 45 à 55 kilomètres à l'heure! Vers 5 heures du matin, les pêcheurs gambiens dans leurs pirogues sont terrorises lorsque, effrayants dans la nuit, leur parviennent des cris, des appels. Ils pensent à des esprits, des fantômes de la mer: agrippés au jool a, les survivants doivent d'abord les rassurer. L'alerte est donnée par ces piroguiers qui préviennent des chalutiers à proximité. Leurs armateurs sont contactés vers 8 heures. L'armée, qui exploite le bateau, ne s'active que: vers 8 h 30. Ses secours n'arriveront sur place que vers 18 heures! Quelques heures auparavant, les forces françaises basées au Cap-Vert ont hélitreuillé deux plongeurs. L'accès à d'éventuels survivants dans des poches d'air n'est pas tenté: les cadavres rendent impossible toute progression dans le bateau. Haïdar el-Ali est arrivé le samedi matin. Libanais d'origine, ce plongeur sénégalais a entrepris de lui-même de rallier l'épave du joola, dès qu'il a appris la catastrophe. Sur place, il plonge, espérant sauver des vies. Il ne remonte que des cadavres. Il filme aussi et transmet les cassettes aux autorités militaires. Il raconte les corps crispés, tête renversée vers l'arrière, la bouche encore tendue vers la poche d'air qui a prolongé l'agonie, les mères avec leurs bébés, les enfants. Sur ses films, on voit aussi les barques de secours et les radeaux de survie, les bombards, toujours accrochés au bateau. Un plan rapproché donne l'explication: les radeaux sont solidement sanglés et ne peuvent s'ouvrir automatiquement. Impossible aussi d'utiliser les fusées de détresse logées à l'intérieur. Un seul de ces radeaux s'est ouvert dans la nuit du naufrage: celui dont un rescapé a réussi à cisailler la sangle de plastique ... avec les dents. Haïdar el-Ali est persuadé qu'on aurait pu sauver plus de gens si les secours avaient eu les moyens de percer la coque et d'insuffler de l'air à l'intérieur. Ces moyens, tout comme l'indispensable plan du joola, n'avaient pas été embarqués par les bateaux de secours de la marine nationale. Le samedi soir, il décide d'arrêter de remonter les corps: « Ce n'était plus supportable. Après avoir extrait un adulte, on peut le lâcher et il remonte. Les enfants, surtout les bébés, sont trop légers. On est obligé de les accompagner jusqu'à la surface. Avec la température de l'eau sous la coque chauffée par le soleil, les corps commencent à se putréfier : ils nous restent dans les mains.» Haïdar ferme les portes du joola; après en avoir extrait 268 cadavres : « On a l'impression d'abandonner ceux qui sont restés dedans.» Avant de remonter, plein de colère et de honte, il trace, sur la coque du joola : « Honneur au peuple du Sénégal ».