Le lion géant et la tigresse - 2ème partie
Soudain, le carnassier s'immobilisa. Les pattes roides, ses grands yeux jaunes fixes, presque hagards, il regardait s'avancer une bête monstrueuse. Elle ressemblait au tigre, avec une stature plus haute et plus compacte ; elle rappelait aussi le lion, par sa crinière, son profond poitrail, sa démarche grave. Quoiqu'elle arrivât sans arrêt, avec le sens de sa suprématie, elle montrait l'hésitation de l'animal qui n'est pas sur son terrain de chasse. Le tigre était chez lui ! Depuis dix saisons, il détenait le territoire, et les autres fauves, léopard, panthère, hyène, y vivaient à son ombre ; toute proie était sienne dès qu'il l'avait choisie ; nulle créature ne se dressait devant lui lorsque, au hasard des rencontres, il égorgeait l'élaphe, le daim, le mégacéros, l'urus, l'aurochs ou l'antilope. L'ours gris avait peut-être, dans la saison froide, passé par son domaine, d'autres tigres vivaient au nord et des lions dans les contrées du fleuve : aucun n'était venu contester sa puissance. Et il ne s'était garé qu'au passage du rhinocéros invulnérable ou du mammouth aux pieds massifs, estimant trop rude la tâche de les combattre. Or il ignorait la forme étrange qui venait d'apparaître, et ses sens s'étonnaient. C'était une bête très rare, une bête des anciens âges, dont l'espèce décroissait depuis des millénaires. Par tout son instinct, le tigre perçut qu'elle était plus forte, mieux armée, aussi rapide que lui-même, mais, par toute son habitude, par sa longue victoire, il se révoltait contre la crainte. Son geste traduisit cette double tendance. À mesure que l'ennemi approchait, il s'écartait plutôt qu'il ne reculait ; son attitude restait menaçante. Lorsque la distance fut suffisamment réduite, le lion-tigre enfla sa vaste poitrine et gronda, puis, se rasant, il exécuta son premier bond d'attaque, un bond de vingt-cinq coudées. Le tigre recula. Au deuxième bond du colosse, il se tourna pour battre en retraite. Ce mouvement ne fut qu'esquissé. La fureur le ramena, ses yeux jaunes verdirent ; il acceptait le combat.
C'est qu'il n'était plus seul. Une tigresse venait de surgir sur les herbes ; elle accourait, brillante, impétueuse et magnifique, au secours de son mâle.
Le lion géant hésita à son tour, il douta de sa force. Peut-être se fût-il retiré alors, laissant aux tigres leur territoire, si l'adversaire, surexcité par les miaulements de la tigresse approchante, n'eût fait mine de prendre l'offensive. L'énorme félin pouvait se résigner à céder la place, mais sa terrible musculature, le souvenir de tout ce qu'il avait déchiré de chairs et broyé de membres le forcèrent à punir l'agression. L'espace d'un seul bond le séparait du tigre. Il le franchit, sans pourtant atteindre au but, car l'autre avait biaisé et tentait une attaque de flanc. Le lion des cavernes s'arrêta pour recevoir l'assaut. Griffes et mufles s'emmêlèrent ; on entendit le claquement des dents dévorantes et les souffles rauques. Plus bas sur pattes, le tigre cherchait à saisir la gorge de l'ennemi ; il fut près d'y réussir. Des mouvements précis le rejetèrent ; il se trouva terrassé sous une patte souveraine, et le lion géant se mit à lui ouvrir le ventre. Les entrailles jaillirent en lianes bleues, le sang coula, écarlate, parmi les herbes, une épouvantable clameur fit trembler la savane. Et le lion-tigre commençait à faire craquer les côtes, lorsque la tigresse arriva. Hésitante, elle flairait la chair chaude, la défaite de son mâle ; elle poussa un miaulement d'appel. À ce cri, le tigre se redressa, une suprême onde belliqueuse traversa son crâne, mais, au premier pas, ses entrailles traînantes l'arrêtèrent, et il demeura immobile, les membres défaillants, les yeux encore pleins de vie. La tigresse mesura par l'instinct ce qui restait d'énergie à celui qui avait si longtemps partagé avec elle les proies palpitantes, veillé sur les générations, défendu l'Espèce contre les embûches innombrables. Une obscure tendresse secoua ses nerfs rudes ; elle sentit, en bloc, la communauté de leurs luttes, de leurs joies, de leurs souffrances. Puis la loi de la nature l'amollit ; elle sut qu'une force plus terrible que celle des tigres se tenait devant elle et, frémissante du besoin de vivre, avec une sourde plainte, un long regard en arrière, elle s'enfuit vers la futaie. Le lion géant ne l'y suivit point ; il goûtait la suprématie de ses muscles, il aspirait l'atmosphère du soir, l'atmosphère de l'aventure, de l'amour et de la proie. Le tigre ne l'inquiétait plus ; il l'épiait, cependant ; il hésitait à l'achever, car il avait l'âme prudente et, vainqueur, craignait d'inutiles blessures... L'heure rouge était venue ; elle coula par la profondeur des forêts, lente, variable et insidieuse. Les bêtes diurnes se turent. On entendait par intervalles le hurlement des loups, l'aboi des chiens, le rire sarcastique de l'hyène, le soupir d'un rapace, l'appel clapotant des grenouilles ou le grincement d'une locuste tardive. Tandis que le soleil mourait derrière un océan de cimes, la lune immense se hissa sur l'orient. On n'apercevait d'autres bêtes que les deux fauves : l'urus avait disparu pendant la lutte ; dans les pénombres, mille narines subtiles connaissaient les présences redoutables. Le lion géant sentait une fois de plus la faiblesse de sa force. La proie sans nombre palpitait au fond des fourrés et des clairières, et, pourtant, chaque jour, il lui fallait craindre la famine. Car il portait avec lui son atmosphère : elle le trahissait plus sûrement que sa démarche, que le craquement de la terre, des herbes, des feuilles et des branches. Elle s'étendait, acre et féroce ; elle était palpable dans les ténèbres et jusque sur la face des eaux, elle était la terreur et la sauvegarde des faibles. Alors, tout fuyait, se cachait, s'évanouissait. La terre devenait déserte ; il n'y avait plus de vie ; il n'y avait plus de proie ; le félin semblait seul au monde. Or, dans la nuit approchante, le colosse avait faim. Chassé de son territoire par un cataclysme, il avait passé les rivières et le fleuve, rôdé par les horizons inconnus. Et maintenant, une nouvelle aire conquise par la défaite du tigre, il tendait la narine, il cherchait dans la brise l'odeur des chairs éparses. Toute proie lui parut lointaine ; il percevait à peine le frôlis des bestioles cachées par l'herbe, quelques nids de passereaux, deux hérons juchés à la fourche d'un peuplier noir, et dont la vigilance ne se fût pas laissé surprendre, même si le félin avait pu escalader l'arbre ; mais, depuis qu'il avait atteint toute sa stature, il ne grimpait que sur des troncs bas et parmi des branches épaisses. La faim le fit se tourner vers cette onde tiède qui coulait avec les entrailles du vaincu ; il s'en approcha, il la flaira : elle lui répugnait comme un venin. Impatient, il bondit sur le tigre, et lui broya les vertèbres, puis il se mit à rôder.
Le profil des pierres erratiques l'attira. Comme elles étaient à l'opposite du vent et que son odorat ne valait pas celui des loups, il avait ignoré la présence des hommes. Lorsqu'il approcha, il sut que la proie était là et l'espoir accéléra son souffle. Les Oulhamr considéraient avec une palpitation la haute silhouette du carnivore. Depuis la fuite du mégacéros, toute la légende sinistre, tout ce qui fait trembler les vivants avait passé devant leurs prunelles. Dans le déclin rouge, ils voyaient le lion-tigre tourner autour du refuge ; son mufle fouillait les interstices ; ses yeux dardaient des lueurs d'étoiles vertes ; tout son être respirait la hâte et la faim. Quand il arriva devant l'orifice par où s'étaient glissés les hommes, il se baissa ; il tenta d'introduire la tête et les épaules ; et les nomades doutèrent de la stabilité des blocs. À chaque ondulation du grand corps, Nam et Gaw se recroquevillaient, avec un soupir de détresse. La haine animait Naoh, haine de la chair convoitée, haine de l'intelligence neuve contre l'antique instinct et sa puissance excessive. Elle s'accrut lorsque la brute se mit à gratter la terre. Quoique le lion géant ne fût pas un animal fouisseur, il savait élargir une issue ou renverser un obstacle. Sa tentative consterna les hommes, si bien que Naoh s'accroupit et frappa de l'épieu : le fauve, atteint à la tête, poussa un rauquement furieux et cessa de fouir. Ses yeux phosphorescents fouillaient la pénombre ; nyctalope, il distinguait nettement les trois silhouettes, plus irritantes d'être si proches. Il se remit à rôder, tâtant les issues ; toujours il revenait à celle par où s'étaient introduits les hommes. À la fin, il recommença à fouir : un nouveau coup d'épieu interrompit sa besogne et le fit reculer, avec moins de surprise que naguère. Dans sa tête opaque, il conçut que l'entrée du repaire était impossible, mais il n'abandonnait pas la proie, il gardait l'espérance que, si proche, elle n'échapperait point. Après une dernière aspiration et un dernier regard, il sembla ignorer l'existence des hommes ; il se dirigea vers la forêt. Les trois nomades s'exaltèrent ; la retraite parut plus sûre ; ils aspiraient délicieusement la nuit : ce fut un de ces instants où les nerfs ont plus de finesse et les muscles plus d'énergie ; des sentiments sans nombre, soulevant leurs âmes indécises, évoquaient la beauté primordiale ; ils aimaient la vie et son cadre, ils goûtaient quelque chose faite de toutes choses, un bonheur créé en dehors et au-dessus de l'action immédiate. Et, comme ils ne pouvaient ni se communiquer une telle impression ni même songer à se la communiquer, ils tournaient l'un vers l'autre leur rire, cette gaieté contagieuse qui n'éclate que sur le visage des hommes. Sans doute ils s'attendaient à voir le lion géant revenir, mais, n'ayant pas du temps une notion précise – elle leur eût été funeste –, ils goûtaient le présent sans sa plénitude : la durée qui sépare le crépuscule du soir de celui du matin paraissait inépuisable.