Les mammouths et les aurochs - 2ème partie
Les derniers doutes de Naoh se dissipèrent : par-delà l'échancrure des collines, l'abreuvoir était proche ; son instinct l'en assurait, et le nombre des bêtes furtives qui suivaient la route des aurochs. Nam et Gaw le savaient aussi, les narines dilatées aux émanations fraîches.
« Il faut devancer les aurochs », fit Naoh.
Car il craignait que l'abreuvoir ne fût étroit et que les colosses n'en obstruassent les bords. Les guerriers accélérèrent la marche, afin d'atteindre, avant le troupeau, le creux des collines. À cause de leur nombre, de la prudence des vieux taureaux et de la lassitude des jeunes, les bêtes avançaient avec lenteur. Les Oulhamr gagnèrent du terrain. D'autres créatures suivaient la même tactique ; on voyait filer de légers saïgas, des égagres, des mouflons, des hémiones et, transversalement, une troupe de chevaux. Plusieurs franchissaient déjà la passe. Naoh prit une grande avance sur les aurochs : on pourrait boire sans hâte. Lorsque les hommes atteignirent la plus haute colline, les aurochs retardaient de mille coudées.
Nam et Gaw pressèrent encore la course ; leur soif s'avivait ; ils contournèrent la colline, s'engagèrent dans la passe. L'Eau parut, mère créatrice, plus bienfaisante que le Feu même et moins cruelle : c'était presque un lac, étendu au pied d'une chaîne de roches, coupé de presqu'îles, nourri à droite par les flots d'une rivière, croulant à gauche dans un gouffre. On pouvait y accéder par trois voies : la rivière même, la passe qu'avaient franchie les Oulhamr et une autre passe, entre les rocs et l'une des collines ; partout ailleurs croissaient des murailles basaltiques. Les guerriers acclamèrent la nappe. Orangée par le soleil mourant, elle apaisait la soif des grêles saïgas, des petits chevaux trapus, des onagres aux sabots fins, des mouflons à la face barbue, de quelques chevreuils plus furtifs que des feuilles tombantes, d'un vieil élaphe dont le front semblait produire un arbre. Un sanglier brutal, querelleur et chagrin, était le seul qui bût sans crainte. Les autres, l'oreille mobile, les prunelles sautillantes, avec de continuels gestes de fuite, décelaient la loi de la vie, l'alerte infinie des faibles. Brusquement, toutes les oreilles se dressèrent, les têtes scrutèrent l'inconnu. Ce fut rapide, sûr, avec un air de désordre : chevaux, onagres, saïgas, mouflons, chevreuils, élaphe fuyaient par la passe du couchant, sous l'averse des rayons écarlates. Seul le sanglier demeura, ses petits yeux ensanglantés virant entre les soies des paupières. Et des loups parurent, de grande race, loups de forêt autant que de savane, hauts sur pattes, la gueule solide, les yeux proches, et dont les regards jaunes, au lieu de s'éparpiller comme ceux des herbivores, convergeaient vers la proie. Naoh, Nam et Gaw tenaient prêts l'épieu et la sagaie, tandis que le sanglier levait ses défenses crochues et ronflait formidablement. De leurs yeux rusés, de leurs narines intelligentes, les loups mesurèrent l'ennemi : le jugeant redoutable, ils prirent la chasse vers ceux qui fuyaient. Leur départ fit un grand calme et les Oulhamr, ayant achevé de boire, délibérèrent. Le crépuscule était proche ; le soleil croulait derrière les rocs ; il était trop tard pour poursuivre la route : où choisir le gîte ?
« Les aurochs approchent ! » fit Naoh.
Mais, au même instant, il tournait la tête vers la passe de l'ouest ; les trois guerriers écoutèrent, puis ils se couchèrent sur le sol. « Ceux qui viennent là ne sont pas des aurochs ! » murmura Gaw.
Et Naoh affirma : « Ce sont des mammouths ! » Ils examinèrent hâtivement le site : la rivière surgissait entre la colline basaltique et une muraille de porphyre rouge où montait une saillie assez large pour admettre le passage d'un grand fauve. Les Oulhamr l'escaladèrent. Au gouffre de la pierre, l'eau coulait dans l'ombre et la pénombre éternelles ; des arbres, terrassés par l'éboulis ou arrachés par leur propre poids, s'étalaient horizontalement sur l'abîme ; d'autres s'élevaient de la profondeur, minces et d'une longueur excessive, toute l'énergie perdue à hisser un bouquet de feuilles dans la région des lueurs pâles ; et tous, dévorés par une mousse épaisse comme la toison des ours, étranglés par les lianes, pourris par les champignons, déployaient la patience indestructible des vaincus. Nam aperçut le premier une caverne. Basse et peu profonde, elle se creusait irrégulièrement. Les Oulhamr n'y pénétrèrent pas tout de suite ; ils la fouillèrent longtemps du regard. Enfin, Naoh précéda ses compagnons, baissant la tête et dilatant les narines : des ossements se rencontraient, avec des fragments de peau, des cornes, des bois d'élaphe, des mâchoires. L'hôte se décelait un chasseur puissant et redoutable ; Naoh ne cessait d'aspirer ses émanations : « C'est la caverne de l'ours gris... déclara-t-il. Elle est vide depuis plus d'une lune. » Nam et Gaw ne connaissaient guère cette bête formidable, les Oulhamr rôdant aux régions que hantaient le tigre, le lion, l'aurochs, le mammouth même, mais où l'ours gris était rare. Naoh l'avait rencontré au cours d'expéditions lointaines ; il savait sa férocité, aveugle comme celle du rhinocéros, sa force presque égale à celle du lion géant, son courage furieux et inextinguible. La caverne était abandonnée, soit que l'ours y eût renoncé, soit qu'il se fût déplacé pour quelques semaines ou pour une saison, soit encore qu'il lui fût arrivé malheur à la traversée du fleuve. Persuadé que la bête ne reviendrait pas cette nuit, Naoh résolut d'occuper sa demeure. Tandis qu'il le déclarait à ses compagnons, une rumeur immense vibra le long des rocs et de la rivière : les aurochs étaient venus ! Leurs voix puissantes comme le rugissement des lions se heurtaient à tous les échos de l'étrange territoire. Naoh n'écoutait pas sans trouble le bruit de ces bêtes colossales. Car l'homme chassait peu l'urus et l'aurochs. Les taureaux atteignaient une taille, une force, une agilité que leurs descendants ne devaient plus connaître ; leurs poumons s'emplissaient d'un oxygène plus riche ; leurs facultés étaient, sinon plus subtiles, du moins plus vives et plus lucides ; ils connaissaient leur rang, ils ne craignaient les grands fauves que pour les faibles, les traînards ou ceux qui se hasardaient, solitaires, dans la savane. Les trois Oulhamr sortirent de la caverne. Leurs poitrines tressaillaient au grand spectacle ; leurs coeurs en connaissaient la splendeur sauvage ; leur mentalité obscure y saisissait, sans verbe, sans pensée, l'énergique beauté qui tressaillait au fond de leur propre être ; ils pressentaient le trouble tragique d'où sortira, après les siècles des siècles, la poésie des grands barbares. À peine sortaient-ils de la pénombre qu'une autre clameur s'éleva, qui transperçait la première comme une hache fend la chair d'une chèvre. C'était un cri membraneux, moins grave, moins rythmique, plus faible que le cri des aurochs ; pourtant, il annonçait la plus forte des créatures qui rôdaient sur la face de la terre. En ce temps, le mammouth circulait invincible. Sa stature éloignait le lion et le tigre ; elle décourageait l'ours gris ; l'homme ne devait pas se mesurer avec lui avant des millénaires, et seul le rhinocéros, aveugle et stupide, osait le combattre. Il était souple, rapide, infatigable, apte à gravir les montagnes, réfléchi et la mémoire tenace ; il saisissait, travaillait et mesurait la matière avec sa trompe, fouissait la terre de ses défenses énormes, conduisait ses expéditions avec sagesse et connaissait sa suprématie : la vie lui était belle ; son sang coulait bien rouge ; il ne faut pas douter que sa conscience fût plus lucide, son sentiment des choses plus subtil qu'il ne l'est chez les éléphants avilis par la longue victoire de l'homme. Il advint que les chefs des aurochs et ceux des mammouths approchèrent en même temps le bord des eaux. Les mammouths, selon leur règle, prétendirent passer les premiers ; cette règle ne rencontrait d'opposition ni chez les urus ni chez les aurochs. Pourtant, tels aurochs s'irritaient, accoutumés à voir céder les autres herbivores et conduits par des taureaux qui connaissaient mal le mammouth. Or, les huit taureaux de tête étaient gigantesques – le plus grand atteignait le volume d'un rhinocéros ; leur patience était courte, leur soif ardente. Voyant que les mammouths voulaient passer d'abord, ils poussèrent leur long cri de guerre, le mufle haut, la gorge enflée en cornemuse. Les mammouths barrirent. C'étaient cinq vieux mâles : leurs corps étaient des tertres et leurs pieds des arbres ; ils montraient des défenses de dix coudées, capables de transpercer les chênes ; leurs trompes semblaient des pythons noirs ; leurs têtes, des rocs ; ils se mouvaient dans une peau épaisse comme l'écorce des vieux ormes. Derrière, suivait le long troupeau couleur d'argile... Cependant, leurs petits yeux agiles fixés sur les taureaux, les vieux mammouths barraient la route, pacifiques, imperturbables et méditatifs. Les huit aurochs, aux prunelles lourdes, aux dos en monticules, la tête crépue et barbue, les cornes arquées et qui divergeaient, secouèrent des crinières grasses, lourdes et bourbeuses : au fond de leur instinct, ils percevaient la puissance des ennemis, mais les rugissements du troupeau les baignaient d'une vibration belliqueuse. Le plus fort, le chef des chefs, baissa son front dense, ses cornes étincelantes ; il s'élança comme un vaste projectile, il rebondit contre le mammouth le plus proche. Frappé à l'épaule et quoiqu'il eût amorti le coup par une cinglée de trompe, le colosse tomba sur les genoux. L'aurochs poursuivit le combat avec la ténacité de sa race. Il avait l'avantage ; sa corne acérée redoubla l'attaque, et le mammouth ne pouvait se servir, très imparfaitement, que de sa trompe. Dans cette vaste mêlée de muscles, l'aurochs fut la fureur hasardeuse, un orage d'instincts que décelaient les gros yeux de brume, la nuque palpitante, le mufle écumeux et les mouvements sûrs, nets, véloces, mais monotones. S'il pouvait abattre l'adversaire et lui ouvrir le ventre, où la peau était moins épaisse et la chair plus sensible, il devait vaincre. Le mammouth en avait conscience ; il s'ingéniait à éviter la chute complète, et le péril l'induisait au sang-froid. Un seul élan suffisait à le relever, mais il eût fallu que l'aurochs ralentît ses poussées. D'abord, le combat avait surpris les autres mâles. Les quatre mammouths et les sept taureaux se tenaient face à face, dans une attente formidable. Aucun ne fit mine d'intervenir : ils se sentaient menacés eux-mêmes. Les mammouths donnèrent les premiers signes d'impatience. Le plus haut, avec un soufflement, agita ses oreilles membraneuses, pareilles à de gigantesques chauves-souris, et s'avança. Presque en même temps, celui qui combattait le taureau dirigeait un coup de trompe violent entre les jambes de l'adversaire. L'aurochs chancela à son tour et le mammouth se redressa. Les énormes bêtes se retrouvèrent face à face. La fureur tourbillonnait dans le crâne du mammouth ; il leva la trompe avec un barrit métallique et mena l'attaque. Les défenses courbes projetèrent l'aurochs et firent craquer l'ossature ; puis, obliquant, le mammouth rabattit sa trompe. Avec une rage grandissante, il creva le ventre de l'adversaire, il piétina les longues entrailles et les côtes rompues, il baigna dans le sang, jusqu'au poitrail, ses pattes monstrueuses. L'effroyable agonie se perdit dans un roulement de clameurs : la bataille entre les grands mâles avait débuté. Les sept aurochs, les quatre mammouths se ruaient dans une bataille aveugle, comparable à ces paniques où la bête perd tout contrôle sur elle-même. Le vertige gagna les troupeaux ; le beuglement profond des aurochs se heurtait au barrit strident des mammouths ; la haine soulevait ces longs flots de corps, ces torrents de têtes, de cornes, de défenses et de trompes.
Les chefs mâles ne vivaient plus que la guerre : leurs structures se mêlaient dans un grouillement informe, une immense broyée de chairs, pétrie de douleur et de rage. Au premier choc, l'infériorité du nombre avait, donné le désavantage aux mammouths. L'un d'eux fut terrassé par trois taureaux, un deuxième immobilisé dans la défensive ; mais les deux autres remportèrent une victoire rapide. Précipités en bloc sur leurs antagonistes, ils les avaient percés, étouffés, disloqués ; ils perdaient plus de temps à piétiner les victimes qu'ils n'en avaient mis à les battre. Enfin, apercevant le péril des compagnons, ils chargèrent : les trois aurochs, acharnés à détruire le colosse abattu, furent pris à l'improviste. Ils culbutèrent d'une seule masse ; deux furent émiettés sous les lourdes pattes, le troisième se déroba. Sa fuite entraîna celle des taureaux qui combattaient encore, et les aurochs connurent l'immense contagion de la terreur. D'abord un malaise d'orage, un silence, une immobilité étranges qui semblaient se propager à travers la multitude, puis le vacillement des yeux vagues, un piétinement pareil à la chute d'une pluie, le départ en torrent, une fuite qui devenait une bataille dans la passe trop étroite, chaque bête transformée en énergie fuyante, en projectile de panique, les forts terrassant les faibles, les véloces fuyant sur le dos des autres, tandis que les os craquaient ainsi que des arbres abattus par le cyclone. Les mammouths ne songeaient pas à la poursuite : une fois de plus ils avaient donné la mesure de leur puissance, une fois de plus ils se connaissaient les maîtres de la terre ; et la colonne des géants couleur d'argile, aux longs poils rudes, aux rudes crinières, se rangea sur la rive de l'abreuvoir et se mit à boire de si formidable sorte que l'eau baissait dans les criques. Sur le flanc des collines, un flot de bêtes légères, encore effarées par la lutte, regardait boire les mammouths. Les Oulhamr les contemplaient aussi, dans la stupeur d'un des grands épisodes de la nature. Et Naoh, comparant les bêtes souveraines à Nam et à Gaw, les bras grêles, les jambes minces, les torses étroits, aux pieds rudes comme des chênes, aux corps hauts comme des rochers, concevait la petitesse et la fragilité de l'homme, l'humble vie errante qu'il était sur la face des savanes. Il songeait aussi aux lions jaunes, aux lions géants et aux tigres qu'il rencontrerait dans la forêt prochaine et sous la griffe desquels l'homme ou le cerf élaphe sont aussi faibles qu'un ramier dans les serres d'un aigle.