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La guerre du feu - Roman de JH Rosny Ainé, Le lion géant et la tigresse - 3ème partie

Le lion géant et la tigresse - 3ème partie

Selon sa coutume, Naoh avait pris la première veille. Il n'avait pas sommeil. Énervé par la bataille du tigre et du lion géant, il sentit, lorsque Gaw et Nam furent étendus, s'agiter les notions que la tradition et l'expérience avaient accumulées dans son crâne. Elles se liaient confusément, elles formaient la légende du Monde. Et déjà le monde était vaste dans l'intelligence des Oulhamr. Ils connaissaient la marche du soleil et de la lune, le cycle des ténèbres suivant la lumière, de la lumière suivant les ténèbres, de la saison froide alternant avec la saison chaude ; la route des rivières et des fleuves ; la naissance, la vieillesse et la mort des hommes ; la forme, les habitudes et la force des bêtes innombrables ; la croissance des arbres et des herbes, l'art de façonner l'épieu, la hache, la massue, le grattoir, le harpon, et de s'en servir ; la course du vent et des nuages ; le caprice de la pluie et la férocité de la foudre. Enfin, ils connaissaient le Feu – la plus terrible et la plus douce des choses vivantes – assez fort pour détruire toute une savane et toute une forêt avec leurs mammouths, leurs rhinocéros, leurs lions, leurs tigres, leurs ours, leurs aurochs et leurs urus.

La vie du Feu avait toujours fasciné Naoh. Comme aux bêtes, il lui faut une proie : il se nourrit de branches, d'herbes sèches, de graisse ; il s'accroît ; chaque Feu naît d'autres Feux ; chaque Feu peut mourir. Mais la stature d'un Feu est illimitée, et, d'autre part, il se laisse découper sans fin ; chaque morceau peut vivre. Il décroît lorsqu'on le prive de nourriture : il se fait petit comme une abeille, comme une mouche, et, cependant, il pourra renaître le long d'un brin d'herbe, redevenir vaste comme un marécage. C'est une bête et ce n'est pas une bête. Il n'a pas de pattes ni de corps rampant, et il devance les antilopes ; pas d'ailes, et il vole dans les nuages ; pas de gueule, et il souffle, il gronde, il rugit ; pas de mains ni de griffes, et il s'empare de toute l'étendue... Naoh l'aimait, le détestait et le redoutait. Enfant, il avait parfois subi sa morsure ; il savait qu'il n'a de préférence pour personne – prêt à dévorer ceux qui l'entretiennent – plus sournois que l'hyène, plus féroce que la panthère. Mais sa présence est délicieuse ; elle dissipe la cruauté des nuits froides, repose des fatigues et rend redoutable la faiblesse des hommes.

Dans la pénombre des pierres basaltiques, Naoh, avec un doux désir, voyait le brasier du campement et les lueurs qui effleuraient le visage de Gammla. La lune montante lui rappelait la flamme lointaine. De quel lieu de la terre la lune jaillit-elle, et pourquoi, comme le soleil, ne s'éteint-elle jamais ? Elle s'amoindrit ; il y a des soirs où elle n'est plus qu'un Feu chétif comme celui qui court le long d'une brindille. Puis elle se ranime. Sans doute, des Hommes-Cachés s'occupent de son entretien et la nourrissent selon les époques... Ce soir, elle est dans sa force : d'abord aussi haute que les arbres, elle diminue, mais luit davantage, tandis qu'elle monte dans le ciel. Les Hommes-Cachés ont dû lui donner du bois sec en abondance.

Tandis que le fils du Léopard rêvait à ces choses, les bêtes nocturnes vont à leur aventure. Des silhouettes furtives glissent sur les herbes. Il discerne des musaraignes, des gerboises, des agoutis, des fouines légères, des belettes au corps de reptile ; puis vient un élaphe à dix cors qui file, à contre-lune, comme une sagaie. Naoh observe ses jambes sèches, son corps couleur de terre et de chêne, les ramures qu'il incline sur le col. Il a disparu. Des loups montrent leurs têtes rondes, leurs gueules fines, leurs pattes nettes et vives. Le ventre est pâle, les flancs et le dos roussissent, puis une bande noirâtre dessine les vertèbres ; des muscles forts gonflent la nuque, toute l'allure décèle quelque chose de sournois, de judicieux et de complexe, que souligne l'obliquité du regard. Ils flairent l'élaphe, mais lui-même, dans l'humidité des pénombres, a reçu avis de leur approche et son avance est considérable. Les narines intelligentes discernent la décroissance continue des effluves : les loups savent que l'herbivore gagne de l'espace. Pourtant, ils franchissent la savane, jusqu'au couvert où les plus lestes pénètrent. La poursuite paraît inutile. Tous reviennent à pas lents, déçus, quelques-uns hurlent et gémissent. Puis les narines se remettent à explorer l'atmosphère. Elles ne relèvent rien de prochain, sinon le cadavre du tigre et les hommes cachés parmi les pierres : une proie trop redoutable et une chair que, malgré leur gloutonnerie, les loups trouvent répugnante.

Ils s'en approchent, cependant, après avoir contourné le gîte des hommes. D'abord, les loups rôdèrent autour de la carcasse, avec cette prudence excessive qui ne laisse rien au hasard. Enfin, les impatients se risquèrent. Ils portèrent leurs gueules près de la tête du tigre, près du grand mufle entrouvert, par où soufflait naguère une vie empestée et formidable ; explorant le corps, ils léchèrent les plaies rouges. Toutefois, aucun ne se décidait à porter la dent sur cette chair âpre, pleine de poison, pour qui seuls les estomacs du vautour et de l'hyène ont assez de véhémence. Une clameur accrut leur incertitude – des plaintes, des hurlées, des ricanements. Six hyènes surgirent au clair de lune. Elles progressaient d'une allure équivoque, avec leurs avant-trains robustes, leurs torses qui s'abaissent et s'effilent pour finir par des pattes grêles. Cagneuses, le museau court et d'une puissance à broyer les os des lions, la prunelle triangulaire, l'oreille pointue et la crinière rude, elles viraient, biaisaient ou sautelaient comme des locustes. Les loups sentirent s'accroître la puanteur affreuse de leurs glandes. C'étaient des rôdeuses de haute stature qui, par la force énorme de leurs mâchoires, eussent tenu tête aux tigres. Mais elles ne faisaient face qu'acculées, ce qui n'arrivait guère, aucun rôdeur ne recherchant leur chair fétide et les autres mangeurs de charognes étant plus faibles qu'elles. Quoiqu'elles connussent leur supériorité sur les loups, elles hésitaient, elles tournaient dans la lueur nocturne, approchant et reculant, enflant, par intervalles, des clameurs déchirantes. À la fin, elles montèrent à l'assaut toutes ensemble. Les loups ne tentèrent aucune résistance, mais, sûrs d'être les plus agiles, ils demeuraient à courte distance. Parce qu'elle leur échappait, ils regrettèrent la proie dédaignée. Ils rôdaient autour des hyènes avec des hurlements soudains, avec des feintes d'attaque, avec des gestes malicieux, contents d'inquiéter les ennemies. Elles, sombres et grondantes, attaquaient la carcasse : elles l'eussent préférée putride, grouillante, mais leurs derniers repas avaient été pauvres, et la présence des loups excitait leur voracité ! Elles savourèrent d'abord les entrailles ; broyant les côtes de leurs dents indestructibles, elles extirpèrent le coeur, les poumons, le foie et la langue râpeuse, que l'agonie avait fait saillir. C'était tout de même la volupté de refaire la chair vive avec la chair morte, la douceur de se repaître au lieu de rôder le ventre vide et la tête inquiète. Les loups le comprenaient bien, eux qui pourchassaient en vain, depuis le crépuscule, les émanations de l'air et du sol. Dans leur fureur déçue, plusieurs allèrent flairer les blocs erratiques. L'un d'eux glissa sa tête par une ouverture ; Naoh, avec dédain, lui allongea un coup d'épieu. Atteint à l'épaule, la bête sautillait sur trois pattes, avec un hurlement lamentable. Alors, tous clamèrent, de façon éclatante et farouche, où la menace était un simulacre. Leurs corps roux oscillaient dans le clair de lune, leurs yeux reluisaient de l'ardeur et de la crainte de vivre, leurs dents jetaient des lueurs d'écume, tandis que leurs pattes fines rasaient le sol, avec un petit bruit frissonnant, ou se roidissaient dans l'attente : le désir de se repaître devenait insupportable. Mais, sachant que, derrière le basalte, gîtaient des êtres astucieux et solides, qui ne succomberaient que par surprise, ils cessèrent leur rôderie. Agglomérés en conseil de chasse, ils échangèrent des rumeurs et des gestes, plusieurs assis sur leur train arrière, la gueule en attente, certains agités, s'entre-frottant les échines. Les vieux appelaient l'attention, surtout un grand loup au pelage blême, aux dents d'ocre : on l'écoutait, on le regardait, on le flairait avec déférence. Naoh ne doutait pas qu'ils eussent un langage : ils s'entendent pour dresser des embuscades, cerner la proie, se relayer pendant les poursuites, partager le butin. Il les considérait avec curiosité, comme il eût considéré des hommes ; il cherchait à deviner leur projet.

Une troupe passa la rivière à la nage ; les autres s'éparpillèrent sous le couvert. On n'entendit plus que les hyènes acharnées sur le cadavre du tigre. La lune, moins vaste et plus lumineuse, alanguissait les étoiles ; les plus faibles demeuraient invisibles, les brillantes semblaient mal allumées et comme noyées sous une onde ; une torpeur équivoque couvrait la forêt et la savane. Parfois une effraie sillonnait l'atmosphère bleue, extraordinairement silencieuse sur ses ailes d'ouate, parfois les raines clapotaient en bandes, posées sur les feuilles des nymphéas ou hissées sur les ragots ; les noctuelles, s'élançant en courses tremblotantes, se heurtaient à quelque chauve-souris soubresautant à travers les pénombres. Enfin, des hurlements retentirent. Ils se répondaient le long de la rivière et dans les profondeurs des fourrés ; Naoh sut que les loups avaient cerné une proie. Il n'attendit pas longtemps pour en avoir la certitude. Une bête jaillit sur la plaine. On eût dit un cheval au poitrail étroit ; une raie brune soulignait son échine. Elle s'élançait, avec la vélocité des élaphes, suivie de trois loups qui, moins lestes qu'elle, n'auraient pu compter que sur leur endurance ou sur un accident pour la rattraper. D'ailleurs, ils ne donnaient pas toute leur vitesse, ils continuaient à répondre aux hurlements de leurs compagnons embûchés. Bientôt ceux-ci surgirent ; l'hémione se vit investi. Il s'arrêta, tremblant sur ses jarrets, explorant l'horizon avant de prendre un parti. Toutes les issues étaient barrées, sauf au nord, où l'on n'apercevait qu'un vieux loup gris. La bête traquée choisit cette voie. Le vieux loup, impassible, la laissa venir. Quand elle fut proche et qu'elle se disposa à filer en oblique, il poussa un hurlement grave. Alors, sur un tertre, trois autres loups se montrèrent.

L'hémione s'arrêta avec un long gémissement. Il sentit tout autour de lui la mort et la douleur. L'étendue était close, où son corps agile avait su déjouer tant de convoitises : sa ruse, ses pieds légers, sa force défaillaient ensemble. Il tourna plusieurs fois la tête vers ces êtres qui ne vivent ni des herbes ni des feuilles, mais de la chair vivante ; il les implora obscurément. Eux, échangeant des clameurs, resserraient le cercle ; leurs yeux dardaient trente foyers de meurtre : ils affolaient la proie, craignant ses durs sabots de corne ; ceux de face mimaient des attaques, afin qu'elle cessât de surveiller ses flancs... Les plus proches furent à quelques coudées. Alors, dans un sursaut, recourant une fois encore aux pattes libératrices, la bête vaincue se lança éperdument pour rompre l'étreinte et la dépasser. Elle renversa le premier loup, fit trébucher le deuxième : l'enivrant espace fut ouvert devant elle. Un nouveau fauve survenant à l'improviste, bondit aux flancs de la fugitive ; d'autres enfoncèrent leurs dents tranchantes. Désespérément, elle rua ; un loup, la mâchoire rompue, roula parmi les herbes ; mais la gorge de l'hémione s'ouvrit, ses flancs s'empourprèrent, deux jarrets claquèrent au choc des canines ; il s'abattit sous une grappe de gueules qui le dévoraient vivant. Quelque temps, Naoh contempla ce corps d'où jaillissaient encore des souffles, des plaintes, la révolte contre la mort. Avec des grondements de joie, les loups happaient la chair tiède et buvaient le sang chaud ; la vie entrait sans arrêt dans les ventres insatiables. Parfois, avec inquiétude, quelque vieux se tournait vers la troupe des hyènes : elles eussent préféré cette proie plus tendre et moins vénéneuse, mais elles savaient que les bêtes timides deviennent braves pour défendre ce qu'elles doivent à leur effort ; elles n'avaient pas ignoré la poursuite de l'hémione et la victoire des loups. Elles se résignèrent à la dure carcasse du tigre.

La lune fut à mi-route du zénith. Naoh s'étant assoupi, Gaw avait pris la veille ; on entrevoyait confusément la rivière coulant dans le vaste silence. Le trouble revint ; les futaies rugirent, les arbustes craquèrent, les loups et les hyènes levèrent tous ensemble leurs gueules sanglantes, et Gaw, avançant sa tête dans l'ombre des pierres, darda son ouïe, sa vue et son flair... Un cri d'agonie, un grondement bref, puis des branches s'écartèrent. Le lion géant sortit de la forêt, avec un daim aux mâchoires. Près de lui, humble encore, mais déjà familière, la tigresse se coulait comme un gigantesque reptile. Tous deux s'avancèrent vers le refuge des hommes. Saisi de crainte, Gaw toucha l'épaule de Naoh. Les nomades épièrent longtemps les deux fauves : le lion-tigre déchirait la proie d'un geste continu et large, la tigresse avait des incertitudes, des peurs subites, des regards obliques vers celui qui avait terrassé son mâle. Et Naoh sentit une grande appréhension resserrer sa poitrine et ralentir son souffle.

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Le lion géant et la tigresse - 3ème partie

Selon sa coutume, Naoh avait pris la première veille. Il n'avait pas sommeil. He was not sleepy. Énervé par la bataille du tigre et du lion géant, il sentit, lorsque Gaw et Nam furent étendus, s'agiter les notions que la tradition et l'expérience avaient accumulées dans son crâne. Elles se liaient confusément, elles formaient la légende du Monde. Et déjà le monde était vaste dans l'intelligence des Oulhamr. Och redan var världen stor i Oulhamrarnas intelligens. Ils connaissaient la marche du soleil et de la lune, le cycle des ténèbres suivant la lumière, de la lumière suivant les ténèbres, de la saison froide alternant avec la saison chaude ; la route des rivières et des fleuves ; la naissance, la vieillesse et la mort des hommes ; la forme, les habitudes et la force des bêtes innombrables ; la croissance des arbres et des herbes, l'art de façonner l'épieu, la hache, la massue, le grattoir, le harpon, et de s'en servir ; la course du vent et des nuages ; le caprice de la pluie et la férocité de la foudre. De kände till solens och månens gång, mörkrets cykel som följde ljuset, ljuset som följde mörkret, den kalla årstiden omväxlande med den varma årstiden; floder och floder; människors födelse, ålderdom och död; formen, vanorna och styrkan hos otaliga odjur; växten av träd och gräs, konsten att forma spjutet, yxan, klubban, skrapan, harpunen och att använda dem; vindens och molnens gång; regnets nyck och blixtens våldsamhet. Enfin, ils connaissaient le Feu – la plus terrible et la plus douce des choses vivantes – assez fort pour détruire toute une savane et toute une forêt avec leurs mammouths, leurs rhinocéros, leurs lions, leurs tigres, leurs ours, leurs aurochs et leurs urus.

La vie du Feu avait toujours fasciné Naoh. Eldens liv hade alltid fascinerat Naoh. Comme aux bêtes, il lui faut une proie : il se nourrit de branches, d'herbes sèches, de graisse ; il s'accroît ; chaque Feu naît d'autres Feux ; chaque Feu peut mourir. Mais la stature d'un Feu est illimitée, et, d'autre part, il se laisse découper sans fin ; chaque morceau peut vivre. Il décroît lorsqu'on le prive de nourriture : il se fait petit comme une abeille, comme une mouche, et, cependant, il pourra renaître le long d'un brin d'herbe, redevenir vaste comme un marécage. C'est une bête et ce n'est pas une bête. Il n'a pas de pattes ni de corps rampant, et il devance les antilopes ; pas d'ailes, et il vole dans les nuages ; pas de gueule, et il souffle, il gronde, il rugit ; pas de mains ni de griffes, et il s'empare de toute l'étendue... Naoh l'aimait, le détestait et le redoutait. Enfant, il avait parfois subi sa morsure ; il savait qu'il n'a de préférence pour personne – prêt à dévorer ceux qui l'entretiennent – plus sournois que l'hyène, plus féroce que la panthère. Mais sa présence est délicieuse ; elle dissipe la cruauté des nuits froides, repose des fatigues et rend redoutable la faiblesse des hommes.

Dans la pénombre des pierres basaltiques, Naoh, avec un doux désir, voyait le brasier du campement et les lueurs qui effleuraient le visage de Gammla. La lune montante lui rappelait la flamme lointaine. De quel lieu de la terre la lune jaillit-elle, et pourquoi, comme le soleil, ne s'éteint-elle jamais ? Elle s'amoindrit ; il y a des soirs où elle n'est plus qu'un Feu chétif comme celui qui court le long d'une brindille. Puis elle se ranime. Sans doute, des Hommes-Cachés s'occupent de son entretien et la nourrissent selon les époques... Ce soir, elle est dans sa force : d'abord aussi haute que les arbres, elle diminue, mais luit davantage, tandis qu'elle monte dans le ciel. Les Hommes-Cachés ont dû lui donner du bois sec en abondance.

Tandis que le fils du Léopard rêvait à ces choses, les bêtes nocturnes vont à leur aventure. Des silhouettes furtives glissent sur les herbes. Il discerne des musaraignes, des gerboises, des agoutis, des fouines légères, des belettes au corps de reptile ; puis vient un élaphe à dix cors qui file, à contre-lune, comme une sagaie. Naoh observe ses jambes sèches, son corps couleur de terre et de chêne, les ramures qu'il incline sur le col. Il a disparu. Des loups montrent leurs têtes rondes, leurs gueules fines, leurs pattes nettes et vives. Le ventre est pâle, les flancs et le dos roussissent, puis une bande noirâtre dessine les vertèbres ; des muscles forts gonflent la nuque, toute l'allure décèle quelque chose de sournois, de judicieux et de complexe, que souligne l'obliquité du regard. Ils flairent l'élaphe, mais lui-même, dans l'humidité des pénombres, a reçu avis de leur approche et son avance est considérable. Les narines intelligentes discernent la décroissance continue des effluves : les loups savent que l'herbivore gagne de l'espace. Pourtant, ils franchissent la savane, jusqu'au couvert où les plus lestes pénètrent. La poursuite paraît inutile. Tous reviennent à pas lents, déçus, quelques-uns hurlent et gémissent. Puis les narines se remettent à explorer l'atmosphère. Elles ne relèvent rien de prochain, sinon le cadavre du tigre et les hommes cachés parmi les pierres : une proie trop redoutable et une chair que, malgré leur gloutonnerie, les loups trouvent répugnante.

Ils s'en approchent, cependant, après avoir contourné le gîte des hommes. D'abord, les loups rôdèrent autour de la carcasse, avec cette prudence excessive qui ne laisse rien au hasard. Enfin, les impatients se risquèrent. Ils portèrent leurs gueules près de la tête du tigre, près du grand mufle entrouvert, par où soufflait naguère une vie empestée et formidable ; explorant le corps, ils léchèrent les plaies rouges. Toutefois, aucun ne se décidait à porter la dent sur cette chair âpre, pleine de poison, pour qui seuls les estomacs du vautour et de l'hyène ont assez de véhémence. Une clameur accrut leur incertitude – des plaintes, des hurlées, des ricanements. Six hyènes surgirent au clair de lune. Elles progressaient d'une allure équivoque, avec leurs avant-trains robustes, leurs torses qui s'abaissent et s'effilent pour finir par des pattes grêles. Cagneuses, le museau court et d'une puissance à broyer les os des lions, la prunelle triangulaire, l'oreille pointue et la crinière rude, elles viraient, biaisaient ou sautelaient comme des locustes. Les loups sentirent s'accroître la puanteur affreuse de leurs glandes. C'étaient des rôdeuses de haute stature qui, par la force énorme de leurs mâchoires, eussent tenu tête aux tigres. Mais elles ne faisaient face qu'acculées, ce qui n'arrivait guère, aucun rôdeur ne recherchant leur chair fétide et les autres mangeurs de charognes étant plus faibles qu'elles. Quoiqu'elles connussent leur supériorité sur les loups, elles hésitaient, elles tournaient dans la lueur nocturne, approchant et reculant, enflant, par intervalles, des clameurs déchirantes. À la fin, elles montèrent à l'assaut toutes ensemble. Les loups ne tentèrent aucune résistance, mais, sûrs d'être les plus agiles, ils demeuraient à courte distance. Parce qu'elle leur échappait, ils regrettèrent la proie dédaignée. Ils rôdaient autour des hyènes avec des hurlements soudains, avec des feintes d'attaque, avec des gestes malicieux, contents d'inquiéter les ennemies. Elles, sombres et grondantes, attaquaient la carcasse : elles l'eussent préférée putride, grouillante, mais leurs derniers repas avaient été pauvres, et la présence des loups excitait leur voracité ! Elles savourèrent d'abord les entrailles ; broyant les côtes de leurs dents indestructibles, elles extirpèrent le coeur, les poumons, le foie et la langue râpeuse, que l'agonie avait fait saillir. C'était tout de même la volupté de refaire la chair vive avec la chair morte, la douceur de se repaître au lieu de rôder le ventre vide et la tête inquiète. Les loups le comprenaient bien, eux qui pourchassaient en vain, depuis le crépuscule, les émanations de l'air et du sol. Dans leur fureur déçue, plusieurs allèrent flairer les blocs erratiques. L'un d'eux glissa sa tête par une ouverture ; Naoh, avec dédain, lui allongea un coup d'épieu. Atteint à l'épaule, la bête sautillait sur trois pattes, avec un hurlement lamentable. Alors, tous clamèrent, de façon éclatante et farouche, où la menace était un simulacre. Leurs corps roux oscillaient dans le clair de lune, leurs yeux reluisaient de l'ardeur et de la crainte de vivre, leurs dents jetaient des lueurs d'écume, tandis que leurs pattes fines rasaient le sol, avec un petit bruit frissonnant, ou se roidissaient dans l'attente : le désir de se repaître devenait insupportable. Mais, sachant que, derrière le basalte, gîtaient des êtres astucieux et solides, qui ne succomberaient que par surprise, ils cessèrent leur rôderie. Agglomérés en conseil de chasse, ils échangèrent des rumeurs et des gestes, plusieurs assis sur leur train arrière, la gueule en attente, certains agités, s'entre-frottant les échines. Les vieux appelaient l'attention, surtout un grand loup au pelage blême, aux dents d'ocre : on l'écoutait, on le regardait, on le flairait avec déférence. Naoh ne doutait pas qu'ils eussent un langage : ils s'entendent pour dresser des embuscades, cerner la proie, se relayer pendant les poursuites, partager le butin. Il les considérait avec curiosité, comme il eût considéré des hommes ; il cherchait à deviner leur projet.

Une troupe passa la rivière à la nage ; les autres s'éparpillèrent sous le couvert. On n'entendit plus que les hyènes acharnées sur le cadavre du tigre. La lune, moins vaste et plus lumineuse, alanguissait les étoiles ; les plus faibles demeuraient invisibles, les brillantes semblaient mal allumées et comme noyées sous une onde ; une torpeur équivoque couvrait la forêt et la savane. Parfois une effraie sillonnait l'atmosphère bleue, extraordinairement silencieuse sur ses ailes d'ouate, parfois les raines clapotaient en bandes, posées sur les feuilles des nymphéas ou hissées sur les ragots ; les noctuelles, s'élançant en courses tremblotantes, se heurtaient à quelque chauve-souris soubresautant à travers les pénombres. Enfin, des hurlements retentirent. Ils se répondaient le long de la rivière et dans les profondeurs des fourrés ; Naoh sut que les loups avaient cerné une proie. Il n'attendit pas longtemps pour en avoir la certitude. Une bête jaillit sur la plaine. On eût dit un cheval au poitrail étroit ; une raie brune soulignait son échine. Elle s'élançait, avec la vélocité des élaphes, suivie de trois loups qui, moins lestes qu'elle, n'auraient pu compter que sur leur endurance ou sur un accident pour la rattraper. D'ailleurs, ils ne donnaient pas toute leur vitesse, ils continuaient à répondre aux hurlements de leurs compagnons embûchés. Bientôt ceux-ci surgirent ; l'hémione se vit investi. Il s'arrêta, tremblant sur ses jarrets, explorant l'horizon avant de prendre un parti. Toutes les issues étaient barrées, sauf au nord, où l'on n'apercevait qu'un vieux loup gris. La bête traquée choisit cette voie. Le vieux loup, impassible, la laissa venir. Quand elle fut proche et qu'elle se disposa à filer en oblique, il poussa un hurlement grave. Alors, sur un tertre, trois autres loups se montrèrent.

L'hémione s'arrêta avec un long gémissement. Il sentit tout autour de lui la mort et la douleur. L'étendue était close, où son corps agile avait su déjouer tant de convoitises : sa ruse, ses pieds légers, sa force défaillaient ensemble. Il tourna plusieurs fois la tête vers ces êtres qui ne vivent ni des herbes ni des feuilles, mais de la chair vivante ; il les implora obscurément. Eux, échangeant des clameurs, resserraient le cercle ; leurs yeux dardaient trente foyers de meurtre : ils affolaient la proie, craignant ses durs sabots de corne ; ceux de face mimaient des attaques, afin qu'elle cessât de surveiller ses flancs... Les plus proches furent à quelques coudées. Alors, dans un sursaut, recourant une fois encore aux pattes libératrices, la bête vaincue se lança éperdument pour rompre l'étreinte et la dépasser. Elle renversa le premier loup, fit trébucher le deuxième : l'enivrant espace fut ouvert devant elle. Un nouveau fauve survenant à l'improviste, bondit aux flancs de la fugitive ; d'autres enfoncèrent leurs dents tranchantes. Désespérément, elle rua ; un loup, la mâchoire rompue, roula parmi les herbes ; mais la gorge de l'hémione s'ouvrit, ses flancs s'empourprèrent, deux jarrets claquèrent au choc des canines ; il s'abattit sous une grappe de gueules qui le dévoraient vivant. Quelque temps, Naoh contempla ce corps d'où jaillissaient encore des souffles, des plaintes, la révolte contre la mort. Avec des grondements de joie, les loups happaient la chair tiède et buvaient le sang chaud ; la vie entrait sans arrêt dans les ventres insatiables. Parfois, avec inquiétude, quelque vieux se tournait vers la troupe des hyènes : elles eussent préféré cette proie plus tendre et moins vénéneuse, mais elles savaient que les bêtes timides deviennent braves pour défendre ce qu'elles doivent à leur effort ; elles n'avaient pas ignoré la poursuite de l'hémione et la victoire des loups. Elles se résignèrent à la dure carcasse du tigre.

La lune fut à mi-route du zénith. Naoh s'étant assoupi, Gaw avait pris la veille ; on entrevoyait confusément la rivière coulant dans le vaste silence. Le trouble revint ; les futaies rugirent, les arbustes craquèrent, les loups et les hyènes levèrent tous ensemble leurs gueules sanglantes, et Gaw, avançant sa tête dans l'ombre des pierres, darda son ouïe, sa vue et son flair... Un cri d'agonie, un grondement bref, puis des branches s'écartèrent. Le lion géant sortit de la forêt, avec un daim aux mâchoires. Près de lui, humble encore, mais déjà familière, la tigresse se coulait comme un gigantesque reptile. Tous deux s'avancèrent vers le refuge des hommes. Saisi de crainte, Gaw toucha l'épaule de Naoh. Les nomades épièrent longtemps les deux fauves : le lion-tigre déchirait la proie d'un geste continu et large, la tigresse avait des incertitudes, des peurs subites, des regards obliques vers celui qui avait terrassé son mâle. Et Naoh sentit une grande appréhension resserrer sa poitrine et ralentir son souffle.