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Le Tour du Monde en 80 Jours, Le Tour du Monde en 80 Jours (27)

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES A L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ; puis il remonta d'autant vers le nord-est, en s'approchant du grand lac Salé. Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une énorme pièce d'or, et Passepartout s'occupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par l'apparition d'un personnage assez étrange. Ce personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko, était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait d'une extrémité du train à l'autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main. Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable « elder » William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n° 117, une conférence sur le mormonisme --, invitant à l'entendre tous les gentlemen soucieux de s'instruire touchant les mystères de la religion des « Saints des derniers jours ». « Certes, j'irai », se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone. La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par l'appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car n° 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître ni Fix n'avaient cru devoir se déranger. A l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, il s'écria : « Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l'Union contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? » Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l'exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère s'expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il s'était rendu maître de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.

On le voit, l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en chemin de fer. Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques : « comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de l'État de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en 1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur. » En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; mais William Hitch, continuant, raconta « comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours --, religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales ; comment une colonie fut fondée dans l'Ohio ; comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d'un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d'Abraham et autres célèbres Égyptiens. » Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs s'éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une vingtaine de personnes. Mais l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec détail « comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme quoi ses actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef d'une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West américain. » Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête Passepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit « comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans l'Illinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s'éleva jusqu'à vingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, le juge suprême et le général en chef ; comment, en 1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par une bande d'hommes masqués. » En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son successeur, le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'établir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l'Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension énorme. « Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès s'est exercée contre nous ! pourquoi les soldats de l'Union ont foulé le sol de l'Utah ! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toute justice ! Céderons-nous à la force ? Jamais ! Chassés du Vermont, chassés de l'Illinois, chassés de l'Ohio, chassés du Missouri, chassés de l'Utah, nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente... Et vous, mon fidèle, ajouta l'elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à l'ombre de notre drapeau ? -- Non », répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour, laissant l'énergumène prêcher dans le désert. Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l'aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d'Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable ; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur. Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170, celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y périssent bientôt ; mais il n'est pas vrai que la densité de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse plonger. Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons s'entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel eût été l'aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait légèrement. A deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le train ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d'Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la « tristesse lugubre des angles droits », suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait « carrément », les villes, les maisons et les sottises.

A trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d'églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l'arsenal ; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house. Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, -- sauf toutefois la partie du Temple, qu'ils n'atteignirent qu'après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui s'explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n'admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres n'étaient vêtues que d'indienne. Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'était le mari qu'il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l'éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l'ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait -- peut-être s'abusait-il en ceci -- que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants. Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. A quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.

Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! » retentirent.

On n'arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon. Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'intéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris la fuite qu'à la suite d'une scène de ménage. Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, -- et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.

« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c'était assez !

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DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE
VINGT MILLES A L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE

Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un
espace de cinquante milles environ ; puis il remonta d'autant vers le
nord-est, en s'approchant du grand lac Salé.

Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les
passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait
plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme
une énorme pièce d'or, et Passepartout s'occupait à en calculer la
valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail
par l'apparition d'un personnage assez étrange.

Ce personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko, était un
homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs,
chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche,
gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait d'une
extrémité du train à l'autre, et, sur la portière de chaque wagon, il
collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main.

Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable
« elder » William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence
sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n° 117,
une conférence sur le mormonisme --, invitant à l'entendre tous les
gentlemen soucieux de s'instruire touchant les mystères de la religion
des « Saints des derniers jours ».

« Certes, j'irai », se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du
mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.

La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une
centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par
l'appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du
car n° 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni
son maître ni Fix n'avaient cru devoir se déranger.

A l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez
irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, il s'écria :

« Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram
est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l'Union
contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young !
Qui oserait soutenir le contraire ? »

Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l'exaltation
contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans
doute, sa colère s'expliquait par ce fait que le mormonisme était
actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le
gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces
fanatiques indépendants. Il s'était rendu maître de l'Utah, et
l'avait soumis aux lois de l'Union, après avoir emprisonné Brigham
Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les
disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les
actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.

On le voit, l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en
chemin de fer.

Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa
voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis
les temps bibliques : « comment, dans Israël, un prophète mormon de la
tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les
légua à son fils Morom ; comment, bien des siècles plus tard, une
traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut
faite par Joseph Smyth junior, fermier de l'État de Vermont, qui se
révéla comme prophète mystique en 1825 ; comment, enfin, un messager
céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales
du Seigneur. »

En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit
rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon ; mais William
Hitch, continuant, raconta « comment Smyth junior, réunissant son
père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des
Saints des derniers jours --, religion qui, adoptée non seulement en
Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte
parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des
professions libérales ; comment une colonie fut fondée dans l'Ohio ;
comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une
ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un audacieux banquier et
reçut d'un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit
écrit de la main d'Abraham et autres célèbres Égyptiens. »

Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs
s'éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une
vingtaine de personnes.

Mais l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec détail
« comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme quoi ses
actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le roulèrent dans la
plume ; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que
jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et
chef d'une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois
mille disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il
dut fuir dans le Far West américain. »

Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête Passepartout,
qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit «
comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans l'Illinois
et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont
la population s'éleva jusqu'à vingt-cinq mille âmes ; comment Smyth en
devint le maire, le juge suprême et le général en chef ; comment, en
1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et
comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en
prison et assassiné par une bande d'hommes masqués. »

En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et
l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui
rappela que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son successeur, le
prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'établir
aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au
milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui
traversaient l'Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie,
grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension
énorme.

« Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du
Congrès s'est exercée contre nous ! pourquoi les soldats de l'Union
ont foulé le sol de l'Utah ! pourquoi notre chef, le prophète Brigham
Young, a été emprisonné au mépris de toute justice ! Céderons-nous à
la force ? Jamais ! Chassés du Vermont, chassés de l'Illinois,
chassés de l'Ohio, chassés du Missouri, chassés de l'Utah, nous
retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons
notre tente... Et vous, mon fidèle, ajouta l'elder en fixant sur son
unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à
l'ombre de notre drapeau ?

-- Non », répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour,
laissant l'énergumène prêcher dans le désert.

Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et,
vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac
Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l'aspect
de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans
laquelle se jette un Jourdain d'Amérique. Lac admirable, encadré de
belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc,
superbe nappe d'eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable
; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa
superficie en accroissant sa profondeur.

Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de
trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du
niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la
dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est
considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur
poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170,
celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n'y peuvent
vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y
périssent bientôt ; mais il n'est pas vrai que la densité de ses eaux
soit telle qu'un homme n'y puisse plonger.

Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les
Mormons s'entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des
corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de
sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers
sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel eût été l'aspect
de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment le sol
disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait
légèrement.

A deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le
train ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et
leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des
Saints par le petit embranchement qui se détache de la station
d'Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument
américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes
de l'Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la «
tristesse lugubre des angles droits », suivant l'expression de Victor
Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce
besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier
pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des
institutions, tout se fait « carrément », les villes, les maisons et
les sottises.

A trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la
cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des
monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d'églises, mais,
comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l'arsenal ;
puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries,
entourées de jardins, bordées d'acacias, de palmiers et de caroubiers.
Un mur d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville.
Dans la principale rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques
hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.

Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée.
Les rues étaient presque désertes, -- sauf toutefois la partie du
Temple, qu'ils n'atteignirent qu'après avoir traversé plusieurs
quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez
nombreuses, ce qui s'explique par la composition singulière des
ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les
Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer
que ce sont les citoyennes de l'Utah qui tiennent surtout à être
épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n'admet
point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe
féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni
heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une
jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un
châle fort modeste. Les autres n'étaient vêtues que d'indienne.

Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas
sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le
bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'était le mari qu'il
plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir à guider tant
de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les
conduire ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette
perspective de les y retrouver pour l'éternité en compagnie du
glorieux Smyth, qui devait faire l'ornement de ce lieu de délices.
Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait --
peut-être s'abusait-il en ceci -- que les citoyennes de
Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu
inquiétants.

Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se
prolonger. A quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se
retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.

Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment où les roues
motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à
imprimer au train quelque vitesse, ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! »
retentirent.

On n'arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces
cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine.
Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il
s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière
voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.

Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette
gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'intéressa
vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris
la fuite qu'à la suite d'une scène de ménage.

Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui
demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, -- et à
la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine
au moins.

« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une,
et c'était assez ! »