L'empire de la République
Un homme vêtu de blanc, la tête couverte d'un casque de liège également blanc -le casque colonial - s'avance dans la brousse africaine. Devant lui, des Noirs à demi nus lui fraient le chemin, coupant les branches trop épaisses, écartant les lianes. Derrière, d'autres Noirs, marchant en file, portent sur leur tête les bagages de l'expédition. Des soldats noirs en uniforme - des tirailleurs sénégalais - fusils en bandoulière, forment l'escorte. Des sous-officiers blancs les commandent.
De loin en loin, dans la forêt hostile, retentit le tam-tam. Ses roulements expriment un message: l'homme blanc arrive. Une telle scène s'est reproduite des centaines de fois à la fin du XIX" siècle et au début du XX ème siècle. Pour une raison très précise: la IIIe République est en train de se constituer un empire colonial.
Un grand homme d'État l'a voulu. Il s'appelle Jules Ferry. Grâce à lui, la France prend pied à partir de 1880 en Tunisie, au Congo, en Afrique occidentale, en Algérie du Sud, à Madagascar, en Indochine.
Jules Ferry est un Lorrain dont l'énergie et l'entêtement doivent susciter l'admiration. La France lui est redevable de l'école primaire, laïque - ce qui veut dire qu'elle est indépendante de toute religion - et obligatoire. Grâce à lui, tous les petits Français pourront apprendre à lire et à écrire. Mais le même Jules Ferry organise l'expansion française dans le monde, il assure de nouveaux débouchés à notre industrie et à notre commerce, il apporte la civilisation à des peuples primitifs. Successivement, la Côte-d'Ivoire, le Dahomey, le Sahara, la Mauritanie deviennent des colonies. Le gouverneur général de l'Afrique occidentale française réside à Dakar, nouvelle capitale de l'une de nos plus anciennes possessions, le Sénégal. Dans les territoires colonisés, les institutions traditionnelles sont conservées. Mais les habitants d'origine - les indigènes - n'ont aucun droit politique. En revanche, l'enseignement pénètre partout et il est donné en français. L'histoire de cet empire d'outre-mer est jalonnée de noms dont vous devez vous souvenir : Gallieni qui pénètre dans le Haut-Niger, Savorgnan de Brazza qui conquiert le Congo sans faire couler une goutte de sang, Lyautey qui achève la conquête de Madagascar entreprise par Gallieni. La France est également présente aux Antilles, en Guyane, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie, aux Nouvelles-Hébrides, aux Indes où elle possède cinq comptoirs.
Quand, en 1912, le général Lyautey est nommé Résident général de la République au Maroc, devenu protectorat, il a cinquante-huit ans. Il s'est juré de respecter la religion musulmane et les traditions locales. Au lieu d'abaisser le sultan -le nom que l'on donne au roi - il le fait respecter davantage. Il prend des mesures en faveur des pauvres, veut améliorer le niveau de vie, l'hygiène, la situation sanitaire. Dans l'esprit d'un homme comme Lyautey, la présence de la France au-delà des mers ne doit être que provisoire. Le devoir des hommes blancs, déclare-t-il, est de préparer à la liberté les peuples qu'ils ont soumis. Aujourd'hui nous trouvons justement qu'il n'était peut-être pas nécessaire que des peuples soient soumis par d'autres. Vous devez comprendre que telle n'était pas l'opinion des hommes blancs en ce temps-là. Ils se croyaient investis d'une mission à l'égard des peuples qui n'étaient pas encore civilisés. C'est pour cela que les paroles du général Lyautey sont prophétiques. Elles annoncent le temps de la décolonisation, celui où les colonies deviendront ou redeviendront indépendantes.
Le 5 janvier 1895, place de Fontenoy, à Paris, devant les grilles de l'École militaire, la foule, dense, agitée, furieuse, est difficilement contenue par la police. Au centre de la cour de l'École, devant son état-major, un général attend, bien droit sur son cheval. Il tire son épée. Les tambours battent. On entend: - Garde à vous ... portez arme ! Sur les militaires comme sur les civils plane, tout à coup, un lourd silence. Un homme vient de paraître à l'angle droit de la cour, un capitaine en uniforme. Il s'appelle Dreyfus. Un brigadier et quatre soldats l'entourent, sabre à la main. Dreyfus marche d'un pas ferme. Il s'arrête, talons joints, devant le général. Une voix s'élève qui lit le texte d'un jugement par lequel Alfred Dreyfus est déclaré convaincu d'avoir livré des documents secrets à l'Allemagne et, pour ce motif, condamné à la prison perpétuelle. Le général regarde avec mépris cet officier qui pour lui n'est rien d'autre qu'un espion et un traître. D'une voix forte, il lance : - Alfred Dreyfus, vous n'êtes plus digne de porter les armes! Au nom du peuple français nous vous dégradons!
Le capitaine, livide, sort de son immobilité. Il crie, d'une voix qui se brise: - Soldats, on dégrade un innocent! Soldats on déshonore un innocent! Vive la France! Vive l'Armée! Du coup, au-delà des grilles, la foule gronde. On entend: - À mort! Mort aux Juifs!
Un adjudant s'approche du condamné qui est en effet de religion juive. Brutalement, il arrache les galons de ses manches, ceux de son képi, tous les insignes de son grade. Il les jette à terre. Il brise sur son genou le sabre et le fourreau arrachés à la ceinture de Dreyfus. Celui qui endure cet intolérable supplice pousse alors un hurlement qui s'achève dans un sanglot: - Vive la France! Je suis innocent!
Je le jure sur la tête de ma femme et de mes enfants !
Défilant devant les troupes, passant devant les journalistes, il va hurler encore: - Je suis innocent! Je suis innocent!
On le ramène dans sa prison. Le 21 janvier, on l'embarquera à Saint-Martin-de-Ré sur un paquebot qui le déposera, plusieurs semaines plus tard, au large de la Guyane sur un rocher appelé l'île du Diable. Là, une solitude effroyable l'attend. L'ex capitaine Dreyfus est devenu un mort vivant. Or, quand il criait son innocence, il disait vrai. Le document qu'il était accusé d'avoir livré aux Allemands - le bordereau - avait été rédigé par un autre. Dreyfus était victime d'une erreur Judiciaire. Le fait qu'il ait appartenu à la religion juive avait joué contre lui : seul officier juif à l'état-major, certains avaient estimé qu'il fallait se méfier de lui davantage que les autres. Ce sentiment, né de très anciennes réactions que rien ne justifie - on disait: « Les Juifs ont crucifié Jésus », en oubliant que Jésus était juif! - s'appelle l'antisémitisme. Un homme - presque seul - aura le courage, dès qu'il découvrira cette erreur tragique, de la dénoncer. Il s'agit d'un grand écrivain, Émile Zola. Jusque-là, certains ont soupçonné que le tribunal avait pu se tromper mais se sont tus, n'osant affronter la plus grande partie du monde politique, solidaire de l'armée française aux yeux de laquelle Dreyfus restait coupable. Zola publie en première page du quotidien L'Aurore un article intitulé - sur les conseils du directeur du journal, Georges Clemenceau - : « J'accuse! » Zola est poursuivi, condamné. Pour échapper à la prison, il doit fuir à l'étranger. Les Français se divisent en deux camps qui s'opposent vivement: les dreyfusards et les anti-dreyfusards. Il faut attendre 1906 pour voir enfin l'innocence de Dreyfus reconnue. L'officier est réhabilité. Mais comment pourrait-il effacer jamais de sa mémoire les quatre années abominables passées à l'île du Diable? « Le président de la République et Mme Emile Loubet recevront au palais de l'Élysée à l'occasion de la fête nationale. » Trois mille personnes ont reçu, au mois de juillet 1900, le carton officiel. Et, le 14 juillet, trois mille invités sont accourus au palais de l'Élysée. Trois mille mains à serrer. Trois mille sourires à distribuer, trois mille personnes à tenter de reconnaître, M. et Mme Loubet dormiront bien cette nuit.
Le 14 juillet 1900! Non seulement c'est la fête nationale, mais l'apothéose de l'Exposition qui attire le monde à Paris. De Vincennes à Neuilly, on prend d'assaut la première ligne du métropolitain. Sur les chaussées pétaradent d'étranges véhicules: les automobiles. En 1913, 107 000 automobiles circuleront en France.
Le vélo, que l'on appelle « petite reine », triomphe. Paris compte 1 367 voitures omnibus. Le prix de la course est de 30 centimes à l'intérieur, 15 à l'impériale - c'est-à-dire sur le toit - payables une fois pour toutes. Les fervents de la nature préfèrent le bateau-mouche. Pour 25 centimes, on vogue doucement jusqu'au pont de Suresnes. Mais le roi des transports parisiens, c'est encore le fiacre. Vingt-cinq sous la course, plus cinq sous de pourboire.
Tout cela - omnibus, fiacres, autos, vélos - converge, en un mouvement prodigieux, vers l'Exposition. M. Émile Loubet l'a inaugurée le 14 avril. Un triomphe sans précédent, cette Exposition qui consacre la richesse de la France. Jusqu'à l'automne, on enregistrera 50 859 955 entrés. Que d'images dont les visiteurs se souviendront jusqu'à la fin de leur vie ! Le trottoir roulant – trois vitesses -, le village suisse composé de montagnes artificielles, la grande roue, la « fée électricité » partout célébrée, la lune à un mètre grâce à un télescope géant… Il y a trente ans que la France est en paix. Elle compte 39 millions d'habitants, chiffre qui exclu naturellement l'Alsace-Lorraine. La France reste un grand pays agricole.
Quatre Français sur dix sont des paysans. La monnaie n'a pas changé depuis Bonaparte: c'est toujours le franc germinal. Les Français ne se servent de billets de banque que pour les opérations importantes. Les dépenses de chaque jour sont réglées au moyen de pièces d'or et d'argent, de nickel et de bronze. La France est la créancière de l'étranger, c'est-à-dire que les pays étrangers lui doivent davantage qu'elle ne leur doit. Vous comprendrez pourquoi ces années ont reçu le nom de « Belle Époque », La grande industrie s'est définitivement implantée. La production de la houille est passée de 13 500 000 tonnes en 1869 à 32 900 000 en 1899. On extrayait 3 700 000 tonnes de minerai de fer en 1895, on en sera à 22 millions de tonnes en 1913. Il en est de même pour l'acier, pour le coton. Les progrès de l'industrie se doublent de ceux du commerce, favorisés par l'extension du chemin de fer: le réseau atteint désormais 48 000 kilomètres. Entre 1893 et 1909, notre commerce extérieur double.
L'électricité a pénétré partout dans les maisons, dans les rues. Les tramways, les métros roulent à l'électricité. Le four électrique est né en France.
En 1889, on a inauguré à Paris un monument tout en fer que beaucoup ont trouvé affreux: la Tour Eiffel. Aujourd'hui, elle est devenue aux yeux du monde le symbole de notre capitale. Depuis 1895, un spectacle nouveau étonne les Français: le cinématographe. Cependant, les inventeurs, MM. Lumière, ne se font pas d'illusion sur la durée de son succès. Ils répètent : - Le cinématographe est absolument sans avenir. Comme on peut se tromper!
La vraie nouveauté, c'est le sport. En 1903, Henri Desgranges, directeur du journal l'Auto, organisera le premier Tour de France. Grand succès pour les courses d'automobiles. En 1900, Charron atteint 60 km/h sur Paris-Bordeaux. La course Paris-Madrid de 1903 est si meurtrière - Marcel Renault, frère du .constructeur Louis, y perd la vie - que les gouvernements français et espagnol décident de l'arrêter. L'aviation est-elle un sport? En tout cas, elle soulève, parmi toute la jeunesse, une extraordinaire passion. Le 9 octobre 1890, le Français Clément Ader s'est élevé du sol à bord de son appareil appelé Avion sur une longueur de cinquante mètres. Depuis, de jeunes fous construisent des appareils et, d'échec en échec, ils finissent par triompher. Ils s'appellent Santos-Dumont, Blériot, Voisin, Farman, Delagrange. Quand Farman, le 30 octobre 1908, vole sur 27 kilomètres en 20 minutes, quand Blériot, le 21 juillet 1909, franchit la Manche, on peut dire que l'aviation est devenue adulte. Vous voyez qu'il se passe beaucoup de choses à la Belle Époque et souvent des choses passionnantes. Mais vous ne devrez jamais oublier que l'affaire Dreyfus divise les Français, que la politique de lutte contre la religion menée par le gouvernement -la séparation de l'Église et de l'État - a provoqué la colère de beaucoup de catholiques, que ces dissensions affaiblissent le pays, que les travailleurs n'ont pas droit à un seul jour de vacances, que la journée de travail est toujours de dix heures six jours par semaine, que pour la plupart une maladie signifie la misère et souvent la faim puisque le malade ne perçoit aucune indemnité -, qu'il en est de même pour le chômage que ne compense aucune allocation: vous comprendrez pourquoi on comptera, en 1914, 104 députés socialistes à la Chambre. En effet, les socialistes combattent pour améliorer le sort des travailleurs.
Les Français sont fiers de leur pays. Ils ne peuvent oublier que la France, seconde puissance coloniale du monde -: la première, c'est l'Angleterre - en est aussi le second banquier ; que la richesse de l'État et celle des particuliers ne cessent de s'accroître; que dans l'ensemble les salaires augmentent alors que les prix restent stables; que Paris est reconnu par le monde comme la capitale des lettres et des arts, et que l'on vit dans un pays libre où toutes les opinions peuvent s'exprimer. Je vous souhaite d'aller applaudir un jour les pièces d'auteurs tels que Feydeau et Courteline. Elles ont triomphé à la Belle Époque et je vous jure qu'elles vous amuseront. Vous y découvrirez des gens un peu ridicules, perdus dans de minuscules problèmes, tremblant devant le moindre imprévu et économes jusqu'à l'avarice. Ces « petits bourgeois» ont en effet existé à la Belle Époque. Ils ne doivent pas vous faire oublier la jeunesse qui a vécu auprès d'eux. Elle est, elle, en avance sur son temps. Elle puise ses forces au grand air dans la compétition sportive. L'aventure coloniale c'est elle, la conquête de l'air c'est elle. La volonté de moderniser la société, de la rendre plus juste, c'est encore elle. Quand, une fois de plus, notre pays se verra obligé d'entrer en guerre, une nouvelle France sera prête à affronter les plus redoutables périls que nous ayons traversés depuis des siècles.