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l'histoire de France, Le siècle des lumières – Paris et la France sous Louis XV

Philippe a vingt ans. Il est chevalier et fait partie de ces nobles privilégiés que Louis XIV a accueillis à sa cour. Comme des milliers d'autres courtisans, il a appris avec consternation et angoisse la mort du vieux roi. Chacun à Versailles se demande ce que le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV – qui sera régent – fera de tous ceux à qui le défunt roi avait accordé sa faveur… Le matin même, grande surprise : Philippe a reçu l'ordre de sauter à cheval et de partir pour l'étranger annoncer l'avènement de Louis XV. Pas une minute à perdre ! A peine le temps de jeter dans un sac quelques vêtements et le voilà déjà traversant Paris.

Il fait beau et Philippe observe la capitale avec plus d'attention que d'habitude. On n'y trouve guère de places, à part la place royale (l'actuelle place des Vosges), commencée sous Henri IV, et la place des Victoires. Mais 600 rues sillonnent la ville. A quelques exceptions près, les plus importantes ne dépassent pas 5 à 8 mètres de large. Philippe serait prêt à les baptiser « avenues », quand il les compare aux ruelles et culs-de-sac qui les joignent et n'ont pas changé depuis le Moyen Age. Point de trottoirs. Seulement un ruisseau central au creux duquel s'écoulent des eaux sales. Philipe se souvient que son père lui a rapporté une exclamation du petit Louis XIII, un jour qu'il revenait à Paris de Saint-Germain-en-Laye. Epouvanté devant des tas d'ordures, les excréments et le fumier accumulés en pleine rue, le petit roi avait crié à sa gouvernante : »Mais que çà sent pas bon ! » « Notre roi pourrait dire la même chose », pense Philippe amusé. Il a dû mettre son cheval au pas. Circuler dans paris est toujours une aventure. Dès le matin, les charrettes des boulangers et des maraîchers causent d'inextricables embouteillages. Puis ce sont les troupeaux de bœufs, de veaux, de moutons que l'on dirige vers les boucheries. Et puis, plus tard dans la matinée, les voitures publiques, appelées coches, qui partent pour la province et en reviennent. Il y a aussi les « carrosses à cinq sols » qui, sur six lignes, comme aujourd'hui nos autobus, suivent un itinéraire déterminé. Philippe, un peu effaré comme chaque fois qu'il circule dans Paris, voit tout cela se croiser, se mêler – parfois se heurter – aux voitures privées, de plus en plus nombreuses. Non seulement les gentilshommes, mais les bourgeois fortunés possèdent des carrosses. On loue aussi des voitures au mois ou à la journée. Et il ne faut pas oublier les fiacres, les chaises à porteurs, pas plus que les « vinaigrettes », étranges caisses sur deux roues, traînées par un homme et poussées par derrière par une femme ou un enfant.

De cet enchevêtrement s'élève un tintamarre assourdissant, surtout quand on arrive de Versailles. Le jeune chevalier ne sait où donner de l'oreille, entre les cris des vendeurs ambulants et ceux des boutiquiers dont les éventaires s'ouvrent en pleine rue. Sans oublier les appels des arracheurs de dents, des batteurs d'estrade, des montreurs de marionnettes. Philippe se remémore ce que lui a conté un ami. Circulant la nuit à pied, il s'est trouvé agressé par trois des dangereux malfaiteurs qui, du crépuscule jusqu'à l'aube, sont les maîtres de la rue. Non seulement on l'a dépouillé de sa bourse, mais on l'a déshabillé de force et on lui a volé tous ses vêtements, y compris ses bas et ses souliers. Le malheureux a dû rentrer chez lui nu comme un ver. Il paraît que c'est fréquent. En fait, dès la nuit tombée, Paris devient un coupe-gorge. Dans onze « cours des miracles » ont vécu longtemps plusieurs milliers de « truands » : vrai et faux infirmes, voleurs, assassins, femmes de mauvaises vie. Heureusement, le lieutenant de police La Reynie s'est décidé à intervenir contre ces repaires à la tête d'une force armée considérable. Une fois de plus, Philippe s'étonne de voir la population des quartiers pauvres à ce point entassée. Les maisons hautes et étroites abritent quatre, cinq et jusqu'à dix familles. Là, demeurent surtout les ouvriers. Ils vivent toujours comme au Moyen Age, en corporations. L'ouvrier doit d'abord être apprenti. Vivant chez son patron, celui-là ne lui verse aucun salaire. Quand l'apprenti devient compagnon, il va se faire embaucher au bureau de placement de la corporation. Il touche entre 12 et 30 sous par jour. Plutôt 12 que 30 d'ailleurs. Comme la viande coûte de 3 à 4 sous la livre, inutile de dire que l'ouvrier en mange rarement. Il travaille quotidiennement de 12 à 16 heures. Celui qui est au service d'un artisan est favorisé par rapport à l'ouvrier de manufacture qui souvent ne touche que 6 sous par jour et doit obéir à un règlement dont la rigueur épouvanterait Philippe s'il l'a connaissait. Notre chevalier respire. Le voici dans un quartier riche. Là, il aperçoit des palais, des hôtels particuliers, des couvents, tous très à l'aise dans leurs vastes jardins. Philippe se dit que c'est cela Paris : un contraste perpétuel. Tiens, un porteur d'eau ! Une femme sort d'une maison, un seau à la main. Le porteur y déverse le liquide qu'il porte sur son dos, dans une sorte de réservoir attaché aux épaules. Pour ce seau, la femme verse un denier. Philippe sait que le ravitaillement en eau de Paris pose un grave problème. Seuls de rares immeubles reçoivent par canalisations l'eau de Belleville, de Rungis, du Pré-Saint-Gervais. Le reste de la population doit s'alimenter aux trente fontaines publiques de la ville, où l'on fait la queue pendant des matinées entières. Aussi les femmes du petit peuple préfèrent-elles, malgré les interdictions, aller puiser leur eau à la seine. Cette eau est presque entièrement réservée à la cuisine. Une baignoire est plus rare qu'un diamant. On en loue mais la plupart des parisiens n'en ont jamais vu. C'est à peine si l'on pense à se laver. Tous ces gens que croise Philippe sont donc sales ? Oui. Y compris les femmes les plus élégantes. Elles dissimulent leur crasse sous les crèmes et la mauvaise odeur sous les parfums violents.

Question : les Français du Moyen Age, qui étaient si propres, disposaient-ils donc d'une eau plus abondante ? Non. Pour la même quantité d'eau, les villes étaient plus petites, voilà tout. Le Paris que traverse Philippe compte 500 000 habitants au moins.

Le cheval de Philippe galope sur cette large route qu'ombragent les ormes de Sully. Lui qui a grandi dans les jardins de Versailles se sent dans la campagne comme en pays de connaissance.

En ce début de septembre, qu'elle est belle cette campagne ! De temps en temps, Philippe s'arrête dans un village ou se rafraîchit dans une auberge. Il observe avec curiosité les paysans qu'il voit autour de lui. Car, à ses yeux, ces gens-là appartiennent à une espèce à part. Il a lu l'écrivain La Bruyère qui décrit ainsi les paysans : « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes. » Philippe se souvient encore que, selon La Bruyère, ces paysans « se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines ». La Bruyère a-t-il exagéré ? C'est ce que se demande Philippe. D'abord les racines ne sont autres que des carottes, des navets, des radis et aussi des patates, cultivées en France bien avant que Parmentier y impose officiellement la pomme de terre. En fait, les paysans de La Bruyère, ce sont les ouvriers agricoles, ou manouvriers. Ils existent mais ne sont pas toute la paysannerie.

Les petits propriétaires ruraux, eux, fort nombreux, ressemblent plutôt à ceux dont le peintre Le Nain nous a laissé l'image. Ils habitent dans des demeures propres et tranquilles et, sans être riches, ne sont nullement misérables. Ils seraient même à leur aise s'ils ne succombaient sous le poids des impôts : la dîme, la gabelle, la taille. Quand s'y ajoutent les droits féodaux dont ils sont redevables envers le seigneur, souvent il ne leur reste que les yeux pour pleurer. Philippe a entendu parler de ces révoltes paysannes qui se sont succédées pendant tout le XVIIè siècle. Quand la disette ou la famine s'abattait sur les campagnes, les paysans se voyaient quand même réclamer l'impôt. Alors, furieux, ils se soulevaient. Chaque fois, le roi a envoyé des troupes. Chaque fois, on a arrêté des coupables en grand nombre, on a pendu beaucoup, et envoyé les autres ramer aux galères. L'ordre a été rétabli, mais dans les campagnes, on a gardé la mémoire, accablante, de ces répressions impitoyables. Autre souvenir épouvanté dont Philippe recueille l'écho dans les villages qu'il traverse : la famine de 1693. Cette année-là, la récolte n'a été que la moitié de celle d'une année normale. On a été réduit à absorber du pain confectionné avec des glands, avec des fougères. On a même mangé de l'herbe ! Le célèbre Fénelon, archevêque de Paris, a osé écrire à Louis XIV que la France n'était plus « qu'un grand hôpital désolé et sans provisions ». Et que dire de la famine de 1709 ! Pour soutenir les interminables guerres de Louis XIV, le royaume avait été littéralement saigné à blanc par l'impôt et les taxes. Soudain, ce pays déjà à bout de force a été frappé par un hiver tel que, de mémoire d'homme, on n'en avait jamais vu. A Versailles, le vin a gelé dans les verres. L'encre se solidifiait dans les encriers. Ce n'était pas le pire : dans la terre, tous les blés ont pourri. Il n'y a pas eu de récoltes sur la plus grande partie de la France. Les vignobles ayant gelé, il n'y a pas eu non plus de vendanges. Les arbres fruitiers sont morts. Le bétail, le gibier ont péri.

Philippe a vu, six ans plus tôt, les enfants de quatre à cinq ans se nourrir dans les prairies comme des moutons. Il a vu des hommes et des femmes couchés, agonisants le long des grands chemins. Deux millions de morts sur vingt millions de Français !

Philippe remonte à cheval. Il se dit que décidément il faut admirer ces paysans. En six années, ils ont replanté, semé de nouveau, reconstitué leurs troupeaux. Ils se sont acharnés et ont rendu au « jardin français » toute sa beauté, toute sa richesse.

Cependant qu'il galope, comment Philippe pourrait-il prévoir que, pour les paysans de notre pays, les grands malheurs sont derrière eux. Ce qui va commencer pour ces infortunés, c'est une véritable période de prospérité. Enfin !

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Philippe a vingt ans. Il est chevalier et fait partie de ces nobles privilégiés que Louis XIV a accueillis à sa cour. Comme des milliers d'autres courtisans, il a appris avec consternation et angoisse la mort du vieux roi. Chacun à Versailles se demande ce que le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV – qui sera régent – fera de tous ceux à qui le défunt roi avait accordé sa faveur…

Le matin même, grande surprise : Philippe a reçu l'ordre de sauter à cheval et de partir pour l'étranger annoncer l'avènement de Louis XV. Pas une minute à perdre ! A peine le temps de jeter dans un sac quelques vêtements et le voilà déjà traversant Paris.

Il fait beau et Philippe observe la capitale avec plus d'attention que d'habitude. On n'y trouve guère de places, à part la place royale (l'actuelle place des Vosges), commencée sous Henri IV, et la place des Victoires. Mais 600 rues sillonnent la ville. A quelques exceptions près, les plus importantes ne dépassent pas 5 à 8 mètres de large. Philippe serait prêt à les baptiser « avenues », quand il les compare aux ruelles et culs-de-sac qui les joignent et n'ont pas changé depuis le Moyen Age.

Point de trottoirs. Seulement un ruisseau central au creux duquel s'écoulent des eaux sales. Philipe se souvient que son père lui a rapporté une exclamation du petit Louis XIII, un jour qu'il revenait à Paris de Saint-Germain-en-Laye. Epouvanté devant des tas d'ordures, les excréments et le fumier accumulés en pleine rue, le petit roi avait crié à sa gouvernante : »Mais que çà sent pas bon ! »

« Notre roi  pourrait dire la même chose », pense Philippe amusé. Il a dû mettre son cheval au pas. Circuler dans paris est toujours une aventure. Dès le matin, les charrettes des boulangers et des maraîchers causent d'inextricables embouteillages.

Puis ce sont les troupeaux de bœufs, de veaux, de moutons que l'on dirige vers les boucheries. Et puis, plus tard dans la matinée, les voitures publiques, appelées coches, qui partent pour la province et en reviennent. Il y a aussi les « carrosses à cinq sols » qui, sur six lignes, comme aujourd'hui nos autobus, suivent un itinéraire déterminé.

Philippe, un peu effaré comme chaque fois qu'il circule dans  Paris, voit tout cela se croiser, se mêler – parfois se heurter – aux voitures privées, de plus en plus nombreuses. Non seulement les gentilshommes, mais les bourgeois fortunés possèdent des carrosses. On loue aussi des voitures au mois ou à la journée. Et il ne faut pas oublier les fiacres, les chaises à porteurs, pas plus que les « vinaigrettes », étranges caisses sur deux roues, traînées par un homme et poussées par derrière par une femme ou un enfant.

De cet enchevêtrement s'élève un tintamarre assourdissant, surtout quand on arrive de  Versailles. Le jeune chevalier ne sait où donner de l'oreille, entre les cris des vendeurs ambulants et ceux des boutiquiers dont les éventaires s'ouvrent en pleine rue. Sans oublier les appels des arracheurs de dents, des batteurs d'estrade, des montreurs de marionnettes.

 

Philippe se remémore ce que lui a conté un ami. Circulant la nuit à pied, il s'est trouvé agressé par trois des dangereux malfaiteurs qui, du crépuscule jusqu'à l'aube, sont les maîtres de la rue. Non seulement on l'a dépouillé de sa bourse, mais on l'a déshabillé de force et on lui a volé tous ses vêtements, y compris ses bas et ses souliers. Le malheureux a dû rentrer chez lui nu comme un ver. Il paraît que c'est fréquent. En fait, dès la nuit tombée, Paris devient un coupe-gorge. Dans onze « cours des miracles » ont vécu longtemps plusieurs milliers de « truands » : vrai et faux infirmes, voleurs, assassins, femmes de mauvaises vie. Heureusement, le lieutenant de police La Reynie s'est décidé à intervenir contre ces repaires à la tête d'une force armée considérable.

Une fois de plus, Philippe s'étonne de voir la population des quartiers pauvres à ce point entassée. Les maisons hautes et étroites abritent quatre, cinq et jusqu'à dix familles. Là, demeurent surtout les ouvriers. Ils vivent toujours comme au Moyen Age, en corporations. L'ouvrier doit d'abord être apprenti. Vivant chez son patron, celui-là ne lui verse aucun salaire. Quand l'apprenti devient compagnon, il va se faire embaucher au bureau de placement de la corporation. Il touche entre 12 et 30 sous par jour. Plutôt 12 que 30 d'ailleurs.

Comme la viande coûte de 3 à 4 sous la livre, inutile de dire que l'ouvrier en mange rarement. Il travaille quotidiennement de 12 à 16 heures. Celui qui est au service d'un artisan est favorisé par rapport à l'ouvrier de manufacture qui souvent ne touche que 6 sous par jour et doit obéir à un règlement dont la rigueur épouvanterait Philippe s'il l'a connaissait.

Notre chevalier respire. Le voici dans un quartier riche. Là, il aperçoit des palais, des hôtels particuliers, des couvents, tous très à l'aise dans leurs vastes jardins. Philippe se dit que c'est cela Paris : un contraste perpétuel.

Tiens, un porteur d'eau ! Une femme sort d'une maison, un seau à la main. Le porteur y déverse le liquide qu'il porte sur son dos, dans une sorte de réservoir attaché aux épaules. Pour ce seau, la femme verse un denier. Philippe sait que le ravitaillement en eau de Paris pose un grave problème. Seuls de rares immeubles reçoivent par canalisations l'eau de Belleville, de Rungis, du Pré-Saint-Gervais. Le reste de la population doit s'alimenter aux trente fontaines publiques de la ville, où l'on fait la queue pendant des matinées entières. Aussi les femmes du petit peuple préfèrent-elles, malgré les interdictions, aller puiser leur eau à la seine. Cette eau est presque entièrement réservée à la cuisine. Une baignoire est plus rare qu'un diamant. On en loue mais la plupart des parisiens n'en ont jamais vu. C'est à peine si l'on pense à se laver. Tous ces gens que croise Philippe sont donc sales ? Oui. Y compris les femmes les plus élégantes. Elles dissimulent leur crasse sous les crèmes et la mauvaise odeur sous les parfums violents.

Question : les Français du Moyen Age, qui étaient si propres, disposaient-ils donc d'une eau plus abondante ? Non. Pour la même quantité d'eau, les villes étaient plus petites, voilà tout. Le Paris que traverse Philippe compte 500 000 habitants au moins.

 

Le cheval de Philippe galope sur cette large route qu'ombragent les ormes de Sully. Lui qui a grandi dans les jardins de Versailles se sent dans la campagne comme en pays de connaissance.

En ce début de septembre, qu'elle est belle cette campagne ! De temps en temps, Philippe s'arrête dans un village ou se rafraîchit dans une auberge. Il observe avec curiosité les paysans qu'il voit autour de lui. Car, à ses yeux, ces gens-là appartiennent à une espèce à part. Il a lu l'écrivain La Bruyère qui décrit ainsi les paysans : «  L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes. » Philippe se souvient encore que, selon La Bruyère, ces paysans «  se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines ».

La Bruyère a-t-il exagéré ? C'est ce que se demande Philippe. D'abord les racines ne sont autres que des carottes, des navets, des radis et aussi des patates, cultivées en France bien avant que Parmentier y impose officiellement la pomme de terre. En fait, les paysans de La Bruyère, ce sont les ouvriers agricoles, ou manouvriers. Ils existent mais ne sont pas toute la paysannerie.

Les petits propriétaires ruraux, eux, fort nombreux, ressemblent plutôt à ceux dont le peintre Le Nain nous a laissé l'image. Ils habitent dans des demeures propres et tranquilles et, sans être riches, ne sont nullement misérables. Ils seraient même à leur aise s'ils ne succombaient sous le poids des impôts : la dîme, la gabelle, la taille. Quand s'y ajoutent les droits féodaux dont ils sont redevables envers le seigneur, souvent il ne leur reste que les yeux pour pleurer.

Philippe a entendu parler de ces révoltes paysannes qui se sont succédées pendant tout le XVIIè siècle. Quand la disette ou la famine s'abattait sur les campagnes, les paysans se voyaient quand même réclamer l'impôt. Alors, furieux, ils se soulevaient. Chaque fois, le roi a envoyé des troupes. Chaque fois, on a arrêté des coupables en grand nombre, on a pendu beaucoup, et envoyé les autres ramer aux galères. L'ordre a été rétabli, mais dans les campagnes, on a gardé la mémoire, accablante, de ces répressions impitoyables.

Autre souvenir épouvanté dont Philippe recueille l'écho dans les villages qu'il traverse : la famine de 1693. Cette année-là, la récolte n'a été que la moitié de celle d'une année normale. On a été réduit à absorber du pain confectionné avec des glands, avec des fougères. On a même mangé de l'herbe ! Le célèbre Fénelon, archevêque de Paris, a osé écrire à Louis XIV que la France n'était plus « qu'un grand hôpital désolé et sans provisions ».

Et que dire de la famine de 1709 ! Pour soutenir les interminables guerres de Louis XIV, le royaume avait été littéralement saigné à blanc par l'impôt et les taxes. Soudain, ce pays déjà à bout de force a été frappé par un hiver tel que, de mémoire d'homme, on n'en avait jamais vu. A Versailles, le vin a gelé dans les verres. L'encre se solidifiait dans les encriers. Ce n'était pas le pire : dans la terre, tous les blés ont pourri. Il n'y a pas eu de récoltes sur la plus grande partie de la France. Les vignobles ayant gelé, il n'y a pas eu non plus de vendanges. Les arbres fruitiers sont morts. Le bétail, le gibier ont péri.

Philippe a vu, six ans plus tôt, les enfants de quatre à cinq ans se nourrir dans les prairies comme des moutons. Il a vu des hommes et des femmes couchés, agonisants le long des grands chemins. Deux millions de morts sur vingt millions de Français !

Philippe remonte à cheval. Il se dit que décidément il faut admirer ces paysans. En six années, ils ont replanté, semé de nouveau, reconstitué leurs troupeaux. Ils se sont acharnés et ont rendu au « jardin français » toute sa beauté, toute sa richesse.

Cependant qu'il galope, comment Philippe pourrait-il prévoir que, pour les paysans de notre pays, les grands malheurs sont derrière eux. Ce qui va commencer pour ces infortunés, c'est une véritable période de prospérité. Enfin !