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La guerre du feu - Roman de JH Rosny Ainé, La vie chez les mammouths

Nam avait bien gardé le Feu. Il brûlait clair et pur dans sa cage lorsque Naoh le retrouva. Et quoique son harassement fût extrême, que la blessure mordît sa chair comme un loup, que sa tête bourdonnât de fièvre, le fils du Léopard eut un grand moment de bonheur. La jeunesse palpitait en lui et, pour sa courte prévoyance, c'était l'Éternité. Il vit le marécage au printemps, lorsque les roseaux dardent tous ensemble leurs flèches tendres, lorsque les peupliers, les aulnes et les saules revêtent leur fourrure verte et blanche, lorsque les sarcelles, les hérons, les ramiers, les mésanges s'interpellent, lorsque la pluie tombe si allègre que c'est comme si la vie même tombait sur la terre. Et devant les eaux, et sur les herbes et parmi les arbres, la face de la postérité était la face de Gammla.

Quand Naoh eut rêvé devant le Feu, il cueillit des racines et des plantes tendres, pour en faire hommage au chef des mammouths, car il concevait que l'alliance, pour être durable, devait chaque jour être renouvelée. Alors seulement, Nam prenant la garde, il alla choisir une retraite, au centre du grand troupeau, et s'y étendit. « Si les mammouths quittent le pâturage, fit Nam, je réveillerai le fils du Léopard.

– Le pâturage est abondant, répondit Naoh : les mammouths y paîtront jusqu'au soir. » Il tomba dans un sommeil profond comme la mort. Quand il s'éveilla, le soleil s'inclinait sur la savane. Des nuages couleur de schiste s'amoncelaient et, doucement, ils ensevelissaient le disque jaune, pareil à une vaste fleur de nénuphar. Naoh se sentit les membres brisés aux jointures ; la fièvre courait au travers de son crâne et de son échine ; mais le bourdonnement s'affaiblissait dans ses oreilles et la douleur de son épaule reculait. Il se leva, regarda d'abord le Feu, puis demanda au veilleur : « Les Kzamms sont-ils revenus ? – Ils ne se sont pas éloignés encore... ils attendent, sur le bord du fleuve, devant l'île aux hauts peupliers... – C'est bien ! répondit le fils du Léopard. Ils n'auront pas de Feu pendant les nuits humides ; ils perdront courage et retourneront vers leur horde. Que Nam dorme à son tour. » Tandis que Nam s'étendait sur les feuilles et le lichen, Naoh examina Gaw, qui s'agitait dans un rêve. Le jeune homme était faible, la peau ardente ; son souffle passait avec rudesse, mais le sang ne coulait plus de sa poitrine. Le chef, songeant qu'il ne rentrerait pas encore dans les racines de la terre profonde, se pencha sur le Feu, avec un grand désir de le voir croître dans un brasier de branches sèches. Mais il repoussa ce désir vers les journées suivantes. Car il fallait d'abord obtenir que le chef des mammouths permît aux Oulhamr de passer la nuit dans son camp. Naoh le chercha du regard. Il l'aperçut, solitaire, selon son habitude, pour mieux veiller sur le troupeau et mieux scruter l'étendue. Il paissait des arbrisseaux dont la tête dépassait à peine le sol. Le fils du Léopard cueillit des racines de fougère comestible ; il trouva aussi des fèves de marais ; puis il se dirigea vers le grand mammouth. La bête, à son approche, cessa de ronger les arbrisseaux tendres ; elle agita doucement sa trompe velue; même, elle fit quelques pas vers Naoh. En lui voyant les mains chargées de nourriture, elle montra du contentement, et elle commençait aussi à éprouver de la tendresse pour l'homme. Le nomade tendit la provende qu'il tenait contre sa poitrine et murmura : « Chef des mammouths, les Kzamms n'ont pas encore quitté le fleuve. Les Oulhamr sont plus forts que les Kzamms, mais ils ne sont que trois, tandis qu'eux sont plus de trois fois deux mains. Ils nous tueront si nous nous éloignons des mammouths ! » Le mammouth, rassasié par une journée de pâture, mangeait lentement les racines et les fèves. Quand il eut fini, il regarda le soleil couchant, puis il se coucha sur le sol, tandis que sa trompe s'enroulait à demi autour du torse de l'homme. Naoh en conclut que l'alliance était complète, qu'il pourrait attendre sa guérison et celle de Gaw dans le camp des mammouths, à l'abri des Kzamms, du lion, du tigre et de l'ours gris. Peut-être même lui serait-il accordé d'allumer le Feu dévorant et de goûter la douceur des racines, des châtaignes et des viandes rôties. Il y avait trois jours que Naoh, Gaw et Nam vivaient dans le camp des mammouths. Les Kzamms vindicatifs continuaient à rôder au bord du Grand-Fleuve, dans l'espoir de capturer et de dévorer les hommes qui avaient déjoué leur ruse, défié leur force et pris leur Feu. Naoh ne les redoutait pas, son alliance avec les mammouths était devenue parfaite. Chaque matin sa force était plus sûre. Son crâne ne bourdonnait plus ; la blessure de son épaule, peu profonde, se fermait avec rapidité, toute fièvre avait cessé. Gaw aussi guérissait. Souvent les trois Oulhamr, montés sur un tertre, défiaient les adversaires.

Naoh criait : « Pourquoi rôdez-vous autour des mammouths et des Oulhamr ? Vous êtes devant les mammouths comme des chacals devant le grand ours. Ni la massue ni la hache d'aucun Kzamm ne peuvent résister à la massue et à la hache de Naoh ! Si vous ne partez pas vers vos terres de chasse, nous vous dresserons des pièges et nous vous tuerons. » Nam et Gaw poussaient leur cri de guerre en brandissant leurs sagaies ; mais les Kzamms rôdaient dans la brousse, parmi les roseaux, sur la savane, ou sous les érables, les frênes et les peupliers. On apercevait brusquement un torse velu, une tête aux grands cheveux ; ou bien des silhouettes confuses se glissaient dans les pénombres. Et, quoiqu'ils fussent sans crainte, les Oulhamr détestaient cette présence mauvaise. Elle les empêchait de s'éloigner pour reconnaître le pays ; elle menaçait l'avenir, car il faudrait bientôt quitter les mammouths pour retourner vers le nord. Le fils du Léopard songeait aux moyens d'éloigner l'ennemi de sa piste. Il continuait à rendre hommage au chef des mammouths. Trois fois par jour, il rassemblait pour lui des nourritures tendres, et il passait de grands moments, assis auprès de lui, à tenter de comprendre son langage et de lui faire entendre le sien. Le mammouth écoutait volontiers la parole humaine, il secouait la tête et semblait pensif ; quelquefois une lueur singulière étincelait dans son œil brun ou bien il plissait la paupière comme s'il riait. Alors, Naoh songeait : « Le grand mammouth comprend Naoh, mais Naoh ne le comprend pas encore. » Cependant, ils échangeaient des gestes dont le sens n'était pas douteux, et qui se rapportaient à la nourriture. Quand le nomade criait : « Voici ! » le mammouth approchait tout de suite, même si Naoh était caché : car il savait qu'il y avait des racines, des tiges fraîches ou des fruits. Peu à peu, ils apprirent à s'appeler, même sans motif. Le mammouth poussait un barrit adouci ; Naoh articulait une ou deux syllabes. Ils étaient contents d'être à côté l'un de l'autre. L'homme s'asseyait sur la terre ; le mammouth rôdait autour de lui, et quelquefois, par jeu, il le soulevait dans sa trompe enroulée, délicatement. Pour arriver à son but, Naoh avait ordonné à ses guerriers de rendre hommage à deux autres mammouths, qui étaient chefs après le colosse. Comme ils étaient maintenant familiers avec les nomades, ils avaient donné l'affection qui leur était demandée. Ensuite, Naoh avait appris aux jeunes hommes comment il fallait habituer les géants à leur voix, si bien que, le cinquième jour, les mammouths accouraient au cri de Nam et de Gaw.

Les Oulhamr eurent un grand bonheur. Un soir, avant la fin du crépuscule, Naoh, ayant accumulé des branches et des herbes sèches, osa y mettre le Feu. L'air était frais, assez sec, la brise très lente. Et la flamme avait crû, d'abord noire de fumée, puis pure, grondante et couleur d'aurore. De toutes parts, les mammouths accoururent. On voyait leurs grosses têtes s'avancer et leurs yeux luire d'inquiétude. Les nerveux barrissaient. Car ils connaissaient le Feu ! Ils l'avaient rencontré sur la savane et dans la forêt, quand la foudre s'était abattue; il les avait poursuivis, avec des craquements épouvantables; son haleine leur cuisait la chair, ses dents perçaient leur peau invulnérable ; les vieux se souvenaient de compagnons saisis par cette chose terrible et qui n'étaient plus revenus. Aussi considéraient-ils avec crainte et menace cette flamme autour de laquelle se tenaient les petites bêtes verticales.

Naoh, sentant leur déplaisir, se rendit auprès du grand mammouth et lui dit : « Le Feu des Oulhamr ne peut pas fuir ; il ne peut pas croître à travers les plantes ; il ne peut pas se jeter sur les mammouths. Naoh l'a emprisonné dans un sol où il ne trouverait aucune nourriture. » Le colosse, emmené à dix pas de la flamme, la contemplait, et, plus curieux que ses semblables, pénétré aussi d'une confiance obscure en voyant ses faibles amis si tranquilles, il se rassura. Comme son agitation ou son calme réglaient, depuis de longues années, l'agitation et le calme du troupeau, tous, peu à peu, ne redoutèrent plus le Feu immobile des Oulhamr comme ils redoutaient le Feu formidable qui galope sur la steppe. Ainsi, Naoh put nourrir la flamme et refouler les ténèbres. Ce soir-là, il goûta la viande, les racines, les champignons rôtis, et il s'en délecta. Le sixième jour, la présence des Kzamms devint plus insupportable. Naoh avait maintenant repris toute sa force ; l'inaction lui pesait ; l'étendue l'appelait vers le nord. Ayant vu plusieurs torses velus apparaître parmi des platanes, il fut saisi de colère. Il s'exclama : « Les Kzamms ne se nourriront pas de la chair de Naoh, de Gaw et de Nam ! » Puis il fit venir ses compagnons et leur dit : « Vous appellerez les mammouths avec lesquels vous avez fait alliance, et, moi, je me ferai suivre du grand chef. Ainsi, nous pourrons combattre les Dévoreurs-d'Hommes. » Ayant caché le Feu en lieu sûr, les Oulhamr se mirent en route. À mesure qu'ils s'éloignaient du camp, ils offraient des aliments aux mammouths, et Naoh, par intervalles, parlait d'une voix douce. Cependant, à une certaine distance, les colosses hésitèrent. Le sentiment de leur responsabilité envers le troupeau s'accroissait à chaque enjambée. Ils s'arrêtaient, ils tournaient la tête vers l'occident. Puis ils cessèrent d'avancer. Et, lorsque Naoh fit entendre le cri d'appel, le chef des mammouths y riposta en appelant à son tour. Le fils du Léopard revint sur ses pas, il passa la main sur la trompe de son allié, disant : « Les Kzamms sont cachés parmi les arbustes ! Si les mammouths nous aidaient à les combattre, ils n'oseraient plus rôder autour du camp ! » Le chef des mammouths demeurait impassible. Il ne cessait de considérer, à l'arrière, le troupeau lointain dont il menait les destinées. Naoh, sachant que les Kzamms étaient cachés à quelques portées de flèche, ne put se résoudre à abandonner l'attaque. Il se glissa, suivi de Nam et de Gaw, à travers les végétaux. Des javelots sifflèrent ; plusieurs Kzamms se dressèrent sur la broussaille pour mieux viser l'ennemi ; et Naoh poussa un long, un strident cri d'appel. Alors, le chef des mammouths parut comprendre. Il lança dans l'espace le barrit formidable qui rassemblait le troupeau, il fonça, suivi des deux autres mâles, sur les Dévoreurs-d'Hommes. Naoh, brandissant sa massue, Nam et Gaw, tenant la hache dans leur main gauche, un dard de la main droite, s'élançaient en clamant belliqueusement. Les Kzamms, épouvantés, se dispersèrent à travers la brousse ; mais la fureur avait saisi les mammouths ; ils chargeaient les fugitifs comme ils auraient chargé des rhinocéros, tandis que, de la rive du Grand-Fleuve, on voyait le troupeau accourir par masses fauves. Tout craquait sur le passage des bêtes formidables ; les animaux cachés, loups, chacals, chevreuils, cerfs, élaphes, chevaux, saïgas, sangliers, se levaient à travers l'horizon et fuyaient comme devant la crue d'un fleuve. Le grand mammouth atteignit le premier un fugitif. Le Kzamm se jeta sur le sol en hurlant de terreur, mais la trompe musculeuse se replia pour le saisir ; elle lança l'homme verticalement, à dix coudées de terre, et, lorsqu'il retomba, une des vastes pattes l'écrasa comme un insecte. Ensuite, un autre Dévoreur-d'Hommes expira sous les défenses du deuxième mâle, puis l'on vit un guerrier, tout jeune encore, se tordre, hurlant et sanglotant, dans une étreinte mortelle. Le troupeau arrivait. Tous les Kzamms qui se trouvaient sur le passage, depuis le Grand-Fleuve jusqu'aux tertres et jusqu'au bois de frênes, furent réduits en boue sanglante. Alors seulement la fureur des mammouths s'apaisa. Le chef, arrêté au pied d'un mamelon, donna le signal de la paix : tous s'arrêtèrent, les yeux encore étincelants, les flancs secoués de frissons. Les Kzamms échappés au désastre fuyaient éperdument vers le midi. Il n'y avait plus à craindre leurs embûches : ils renonçaient pour toujours à traquer les Oulhamr et à les dévorer; ils portaient à leur horde l'étonnante nouvelle de l'alliance des hommes du nord et des mammouths, dont la légende allait se perpétuer à travers les générations innombrables. Pendant dix jours, les mammouths descendirent vers les terres basses, en longeant la rive du fleuve. Leur vie était belle. Parfaitement adaptés à leurs pâturages, la force emplissait leurs flancs lourds ; une nourriture abondante s'offrait à tous les détours du fleuve. Dès l'aube, lorsque le fleuve grisonnait devant l'orient, les mammouths se levaient sur la terre humide. Le Feu craquait, gorgé de pin ou de sycomore, de peuplier ou de tilleul, et dans la profondeur sylvestre, sur la rive brumeuse, les bêtes savaient que la vie du monde avait reparu.

Naoh, un matin, s'arrêta devant le chef des mammouths et lui dit : « Le fils du Léopard a fait alliance avec la horde des mammouths. Son cœur est content avec eux. Il les suivrait pendant les saisons sans nombre. Mais il doit revoir Gammla au bord du Grand Marécage. Sa route est au nord et vers l'occident. Pourquoi les mammouths ne quitteraient-ils pas les bords du fleuve ? » Il s'était appuyé contre une des défenses du mammouth ; la bête, pressentant son trouble et la gravité de ses desseins, l'écoutait, immobile. Puis elle balança lentement sa tête pesante, elle se remit en route pour guider le troupeau qui continuait à suivre la rive. Naoh pensa que c'était la réponse du colosse. Il se dit : « Les mammouths ont besoin des eaux... Les Oulhamr aussi préféreraient aller avec le fleuve... » La nécessité était devant lui. Il poussa un long soupir et appela ses compagnons. Puis, ayant vu disparaître la fin du troupeau, il monta sur un tertre. Il contemplait, au loin, le chef qui l'avait accueilli et sauvé des Kzamms. Sa poitrine était grosse ; la douleur et la crainte l'habitaient ; et, dirigeant les yeux, au nord-occident, sur la steppe et la brousse d'automne, il sentit sa faiblesse d'homme, son cœur s'éleva, plein de tendresse, vers les mammouths et vers leur force.

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Nam avait bien gardé le Feu. Il brûlait clair et pur dans sa cage lorsque Naoh le retrouva. Et quoique son harassement fût extrême, que la blessure mordît sa chair comme un loup, que sa tête bourdonnât de fièvre, le fils du Léopard eut un grand moment de bonheur. La jeunesse palpitait en lui et, pour sa courte prévoyance, c'était l'Éternité. Il vit le marécage au printemps, lorsque les roseaux dardent tous ensemble leurs flèches tendres, lorsque les peupliers, les aulnes et les saules revêtent leur fourrure verte et blanche, lorsque les sarcelles, les hérons, les ramiers, les mésanges s'interpellent, lorsque la pluie tombe si allègre que c'est comme si la vie même tombait sur la terre. Et devant les eaux, et sur les herbes et parmi les arbres, la face de la postérité était la face de Gammla.

Quand Naoh eut rêvé devant le Feu, il cueillit des racines et des plantes tendres, pour en faire hommage au chef des mammouths, car il concevait que l'alliance, pour être durable, devait chaque jour être renouvelée. Alors seulement, Nam prenant la garde, il alla choisir une retraite, au centre du grand troupeau, et s'y étendit.

 

« Si les mammouths quittent le pâturage, fit Nam, je réveillerai le fils du Léopard.

 

– Le pâturage est abondant, répondit Naoh : les mammouths y paîtront jusqu'au soir. »

 

Il tomba dans un sommeil profond comme la mort.

 

Quand il s'éveilla, le soleil s'inclinait sur la savane. Des nuages couleur de schiste s'amoncelaient et, doucement, ils ensevelissaient le disque jaune, pareil à une vaste fleur de nénuphar. Naoh se sentit les membres brisés aux jointures ; la fièvre courait au travers de son crâne et de son échine ; mais le bourdonnement s'affaiblissait dans ses oreilles et la douleur de son épaule reculait.

 

Il se leva, regarda d'abord le Feu, puis demanda au veilleur :

 

« Les Kzamms sont-ils revenus ?

 

– Ils ne se sont pas éloignés encore... ils attendent, sur le bord du fleuve, devant l'île aux hauts peupliers...

 

– C'est bien ! répondit le fils du Léopard. Ils n'auront pas de Feu pendant les nuits humides ; ils perdront courage et retourneront vers leur horde. Que Nam dorme à son tour. »

 

Tandis que Nam s'étendait sur les feuilles et le lichen, Naoh examina Gaw, qui s'agitait dans un rêve. Le jeune homme était faible, la peau ardente ; son souffle passait avec rudesse, mais le sang ne coulait plus de sa poitrine. Le chef, songeant qu'il ne rentrerait pas encore dans les racines de la terre profonde, se pencha sur le Feu, avec un grand désir de le voir croître dans un brasier de branches sèches.

 

Mais il repoussa ce désir vers les journées suivantes. Car il fallait d'abord obtenir que le chef des mammouths permît aux Oulhamr de passer la nuit dans son camp. Naoh le chercha du regard. Il l'aperçut, solitaire, selon son habitude, pour mieux veiller sur le troupeau et mieux scruter l'étendue. Il paissait des arbrisseaux dont la tête dépassait à peine le sol. Le fils du Léopard cueillit des racines de fougère comestible ; il trouva aussi des fèves de marais ; puis il se dirigea vers le grand mammouth. La bête, à son approche, cessa de ronger les arbrisseaux tendres ; elle agita doucement sa trompe velue; même, elle fit quelques pas vers Naoh. En lui voyant les mains chargées de nourriture, elle montra du contentement, et elle commençait aussi à éprouver de la tendresse pour l'homme. Le nomade tendit la provende qu'il tenait contre sa poitrine et murmura :

 

« Chef des mammouths, les Kzamms n'ont pas encore quitté le fleuve. Les Oulhamr sont plus forts que les Kzamms, mais ils ne sont que trois, tandis qu'eux sont plus de trois fois deux mains. Ils nous tueront si nous nous éloignons des mammouths ! »

 

Le mammouth, rassasié par une journée de pâture, mangeait lentement les racines et les fèves. Quand il eut fini, il regarda le soleil couchant, puis il se coucha sur le sol, tandis que sa trompe s'enroulait à demi autour du torse de l'homme. Naoh en conclut que l'alliance était complète, qu'il pourrait attendre sa guérison et celle de Gaw dans le camp des mammouths, à l'abri des Kzamms, du lion, du tigre et de l'ours gris. Peut-être même lui serait-il accordé d'allumer le Feu dévorant et de goûter la douceur des racines, des châtaignes et des viandes rôties.

 

Il y avait trois jours que Naoh, Gaw et Nam vivaient dans le camp des mammouths. Les Kzamms vindicatifs continuaient à rôder au bord du Grand-Fleuve, dans l'espoir de capturer et de dévorer les hommes qui avaient déjoué leur ruse, défié leur force et pris leur Feu.

 

Naoh ne les redoutait pas, son alliance avec les mammouths était devenue parfaite. Chaque matin sa force était plus sûre. Son crâne ne bourdonnait plus ; la blessure de son épaule, peu profonde, se fermait avec rapidité, toute fièvre avait cessé. Gaw aussi guérissait. Souvent les trois Oulhamr, montés sur un tertre, défiaient les adversaires.

 

Naoh criait :

 

« Pourquoi rôdez-vous autour des mammouths et des Oulhamr ? Vous êtes devant les mammouths comme des chacals devant le grand ours. Ni la massue ni la hache d'aucun Kzamm ne peuvent résister à la massue et à la hache de Naoh ! Si vous ne partez pas vers vos terres de chasse, nous vous dresserons des pièges et nous vous tuerons. »

 

Nam et Gaw poussaient leur cri de guerre en brandissant leurs sagaies ; mais les Kzamms rôdaient dans la brousse, parmi les roseaux, sur la savane, ou sous les érables, les frênes et les peupliers. On apercevait brusquement un torse velu, une tête aux grands cheveux ; ou bien des silhouettes confuses se glissaient dans les pénombres. Et, quoiqu'ils fussent sans crainte, les Oulhamr détestaient cette présence mauvaise. Elle les empêchait de s'éloigner pour reconnaître le pays ; elle menaçait l'avenir, car il faudrait bientôt quitter les mammouths pour retourner vers le nord. Le fils du Léopard songeait aux moyens d'éloigner l'ennemi de sa piste.

 

Il continuait à rendre hommage au chef des mammouths. Trois fois par jour, il rassemblait pour lui des nourritures tendres, et il passait de grands moments, assis auprès de lui, à tenter de comprendre son langage et de lui faire entendre le sien. Le mammouth écoutait volontiers la parole humaine, il secouait la tête et semblait pensif ; quelquefois une lueur singulière étincelait dans son œil brun ou bien il plissait la paupière comme s'il riait. Alors, Naoh songeait : « Le grand mammouth comprend Naoh, mais Naoh ne le comprend pas encore. »

 

Cependant, ils échangeaient des gestes dont le sens n'était pas douteux, et qui se rapportaient à la nourriture. Quand le nomade criait : « Voici ! » le mammouth approchait tout de suite, même si Naoh était caché : car il savait qu'il y avait des racines, des tiges fraîches ou des fruits.

 

Peu à peu, ils apprirent à s'appeler, même sans motif. Le mammouth poussait un barrit adouci ; Naoh articulait une ou deux syllabes. Ils étaient contents d'être à côté l'un de l'autre. L'homme s'asseyait sur la terre ; le mammouth rôdait autour de lui, et quelquefois, par jeu, il le soulevait dans sa trompe enroulée, délicatement.

 

Pour arriver à son but, Naoh avait ordonné à ses guerriers de rendre hommage à deux autres mammouths, qui étaient chefs après le colosse. Comme ils étaient maintenant familiers avec les nomades, ils avaient donné l'affection qui leur était demandée. Ensuite, Naoh avait appris aux jeunes hommes comment il fallait habituer les géants à leur voix, si bien que, le cinquième jour, les mammouths accouraient au cri de Nam et de Gaw.

 

Les Oulhamr eurent un grand bonheur. Un soir, avant la fin du crépuscule, Naoh, ayant accumulé des branches et des herbes sèches, osa y mettre le Feu. L'air était frais, assez sec, la brise très lente. Et la flamme avait crû, d'abord noire de fumée, puis pure, grondante et couleur d'aurore.

 

De toutes parts, les mammouths accoururent. On voyait leurs grosses têtes s'avancer et leurs yeux luire d'inquiétude. Les nerveux barrissaient. Car ils connaissaient le Feu ! Ils l'avaient rencontré sur la savane et dans la forêt, quand la foudre s'était abattue; il les avait poursuivis, avec des craquements épouvantables; son haleine leur cuisait la chair, ses dents perçaient leur peau invulnérable ; les vieux se souvenaient de compagnons saisis par cette chose terrible et qui n'étaient plus revenus. Aussi considéraient-ils avec crainte et menace cette flamme autour de laquelle se tenaient les petites bêtes verticales.

 

Naoh, sentant leur déplaisir, se rendit auprès du grand mammouth et lui dit :

 

« Le Feu des Oulhamr ne peut pas fuir ; il ne peut pas croître à travers les plantes ; il ne peut pas se jeter sur les mammouths. Naoh l'a emprisonné dans un sol où il ne trouverait aucune nourriture. »

 

Le colosse, emmené à dix pas de la flamme, la contemplait, et, plus curieux que ses semblables, pénétré aussi d'une confiance obscure en voyant ses faibles amis si tranquilles, il se rassura. Comme son agitation ou son calme réglaient, depuis de longues années, l'agitation et le calme du troupeau, tous, peu à peu, ne redoutèrent plus le Feu immobile des Oulhamr comme ils redoutaient le Feu formidable qui galope sur la steppe.

 

Ainsi, Naoh put nourrir la flamme et refouler les ténèbres. Ce soir-là, il goûta la viande, les racines, les champignons rôtis, et il s'en délecta.

 

Le sixième jour, la présence des Kzamms devint plus insupportable. Naoh avait maintenant repris toute sa force ; l'inaction lui pesait ; l'étendue l'appelait vers le nord. Ayant vu plusieurs torses velus apparaître parmi des platanes, il fut saisi de colère. Il s'exclama :

 

« Les Kzamms ne se nourriront pas de la chair de Naoh, de Gaw et de Nam ! »

 

Puis il fit venir ses compagnons et leur dit :

 

« Vous appellerez les mammouths avec lesquels vous avez fait alliance, et, moi, je me ferai suivre du grand chef. Ainsi, nous pourrons combattre les Dévoreurs-d'Hommes. »

 

Ayant caché le Feu en lieu sûr, les Oulhamr se mirent en route. À mesure qu'ils s'éloignaient du camp, ils offraient des aliments aux mammouths, et Naoh, par intervalles, parlait d'une voix douce. Cependant, à une certaine distance, les colosses hésitèrent. Le sentiment de leur responsabilité envers le troupeau s'accroissait à chaque enjambée. Ils s'arrêtaient, ils tournaient la tête vers l'occident. Puis ils cessèrent d'avancer. Et, lorsque Naoh fit entendre le cri d'appel, le chef des mammouths y riposta en appelant à son tour. Le fils du Léopard revint sur ses pas, il passa la main sur la trompe de son allié, disant :

 

« Les Kzamms sont cachés parmi les arbustes ! Si les mammouths nous aidaient à les combattre, ils n'oseraient plus rôder autour du camp ! »

 

Le chef des mammouths demeurait impassible. Il ne cessait de considérer, à l'arrière, le troupeau lointain dont il menait les destinées. Naoh, sachant que les Kzamms étaient cachés à quelques portées de flèche, ne put se résoudre à abandonner l'attaque. Il se glissa, suivi de Nam et de Gaw, à travers les végétaux. Des javelots sifflèrent ; plusieurs Kzamms se dressèrent sur la broussaille pour mieux viser l'ennemi ; et Naoh poussa un long, un strident cri d'appel.

 

Alors, le chef des mammouths parut comprendre. Il lança dans l'espace le barrit formidable qui rassemblait le troupeau, il fonça, suivi des deux autres mâles, sur les Dévoreurs-d'Hommes. Naoh, brandissant sa massue, Nam et Gaw, tenant la hache dans leur main gauche, un dard de la main droite, s'élançaient en clamant belliqueusement. Les Kzamms, épouvantés, se dispersèrent à travers la brousse ; mais la fureur avait saisi les mammouths ; ils chargeaient les fugitifs comme ils auraient chargé des rhinocéros, tandis que, de la rive du Grand-Fleuve, on voyait le troupeau accourir par masses fauves. Tout craquait sur le passage des bêtes formidables ; les animaux cachés, loups, chacals, chevreuils, cerfs, élaphes, chevaux, saïgas, sangliers, se levaient à travers l'horizon et fuyaient comme devant la crue d'un fleuve.

 

Le grand mammouth atteignit le premier un fugitif. Le Kzamm se jeta sur le sol en hurlant de terreur, mais la trompe musculeuse se replia pour le saisir ; elle lança l'homme verticalement, à dix coudées de terre, et, lorsqu'il retomba, une des vastes pattes l'écrasa comme un insecte. Ensuite, un autre Dévoreur-d'Hommes expira sous les défenses du deuxième mâle, puis l'on vit un guerrier, tout jeune encore, se tordre, hurlant et sanglotant, dans une étreinte mortelle.

 

Le troupeau arrivait. Tous les Kzamms qui se trouvaient sur le passage, depuis le Grand-Fleuve jusqu'aux tertres et jusqu'au bois de frênes, furent réduits en boue sanglante. Alors seulement la fureur des mammouths s'apaisa. Le chef, arrêté au pied d'un mamelon, donna le signal de la paix : tous s'arrêtèrent, les yeux encore étincelants, les flancs secoués de frissons.

 

Les Kzamms échappés au désastre fuyaient éperdument vers le midi. Il n'y avait plus à craindre leurs embûches : ils renonçaient pour toujours à traquer les Oulhamr et à les dévorer; ils portaient à leur horde l'étonnante nouvelle de l'alliance des hommes du nord et des mammouths, dont la légende allait se perpétuer à travers les générations innombrables.

 

Pendant dix jours, les mammouths descendirent vers les terres basses, en longeant la rive du fleuve. Leur vie était belle. Parfaitement adaptés à leurs pâturages, la force emplissait leurs flancs lourds ; une nourriture abondante s'offrait à tous les détours du fleuve.

 

Dès l'aube, lorsque le fleuve grisonnait devant l'orient, les mammouths se levaient sur la terre humide. Le Feu craquait, gorgé de pin ou de sycomore, de peuplier ou de tilleul, et dans la profondeur sylvestre, sur la rive brumeuse, les bêtes savaient que la vie du monde avait reparu.

 

Naoh, un matin, s'arrêta devant le chef des mammouths et lui dit :

 

« Le fils du Léopard a fait alliance avec la horde des mammouths. Son cœur est content avec eux. Il les suivrait pendant les saisons sans nombre. Mais il doit revoir Gammla au bord du Grand Marécage. Sa route est au nord et vers l'occident. Pourquoi les mammouths ne quitteraient-ils pas les bords du fleuve ? »

 

Il s'était appuyé contre une des défenses du mammouth ; la bête, pressentant son trouble et la gravité de ses desseins, l'écoutait, immobile.

 

Puis elle balança lentement sa tête pesante, elle se remit en route pour guider le troupeau qui continuait à suivre la rive. Naoh pensa que c'était la réponse du colosse. Il se dit : « Les mammouths ont besoin des eaux... Les Oulhamr aussi préféreraient aller avec le fleuve... »

 

La nécessité était devant lui. Il poussa un long soupir et appela ses compagnons. Puis, ayant vu disparaître la fin du troupeau, il monta sur un tertre. Il contemplait, au loin, le chef qui l'avait accueilli et sauvé des Kzamms. Sa poitrine était grosse ; la douleur et la crainte l'habitaient ; et, dirigeant les yeux, au nord-occident, sur la steppe et la brousse d'automne, il sentit sa faiblesse d'homme, son cœur s'éleva, plein de tendresse, vers les mammouths et vers leur force.