Un héros ordinaire
Quarante ans après, je vois encore ma mère m'attendant devant le grand portail en fer forgé de l'école. Elle avait l'habitude de promener ma sœur dans son landau, sur la place en face de l'entrée de l'école. Elle arrivait toujours quelques minutes avant que la cloche ne sonne. Vers midi, nous quittions l'école, puis nous rentrions à la maison pour le déjeuner. Mon père était rarement à la maison à cette heure-là. Il était policier et était de service presque tous les jours au moment du repas.
Je vois encore ce garçon de cinq ans, à la peau mat, arrivant dans notre classe trois mois après le début de l'école. Notre maîtresse lui montra la place libre à côté de moi. Elle me demanda de l'aider à s'adapter à notre classe. Les enfants sont rarement timides, et à midi, je savais presque déjà tout de lui.
Il arrivait d'une île exotique éloignée, perdue dans l'océan Indien, appelée île Maurice. A cinq ans, je ne connaissais pas grand-chose en géographie, cependant, tout le monde sait que cette île est couverte d'une épaisse forêt tropicale. Des temples et mausolées mystérieux sont cachés au plus profond d'elle. Elle est infestée d'animaux sauvages tels de féroces tigres, de voraces crocodiles et d'araignées venimeuses géantes. Son père était l'un des plus célèbres chasseurs de gros gibiers au monde. Il avait tué une grande quantité d'animaux sauvages et les murs de sa grande demeure étaient couverts de trophées de chasse. Il avait épousé la fille du roi de l'île. Dans ces pays-là, les pères offraient à leurs filles des dots pour leur mariage. Dans une si riche contrée, la princesse avait dû recevoir comme dot l'équivalent de son poids en bijoux et pierres précieuses. Sans aucun doute, son père était un héros ! Le fils d'un héros était donc forcément un héros ! Afin de garder un tel ami, il fallait absolument que j'enjolive ma propre vie. La principale difficulté était d'expliquer la présence de ma mère et de ma sœur qui m'attendaient tous les jours à la sortie de l'école. Ma sœur, qui me ressemblait beaucoup ne pouvait être que ma sœur, mais qui pourrait être cette femme qui m'enlaçait et m'embrassait affectueusement quand je sortais de l'école ? Personne n'embrasse ainsi un enfant à part sa mère et… UNE GOUVERNANTE ! Bien sûr ! Ma mère n'était pas ma mère ! Ma mère était notre gouvernante ! Mais qui pouvait s'offrir les services d'une gouvernante ? Seul les gens très riches le pouvaient… Mon père était le garde du corps du… premier ministre !... Non, non, non… Il était plutôt le garde du corps du… PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE !... OUI !... Maintenant, tout était clair dans ma tête ! Soudainement, j'ai compris pourquoi il ne mangeait jamais avec nous ! Il devait évidemment suivre le président partout où il voyageait. Le président de la république est un personnage si important que des tas d'espions ou de terroristes voudraient bien l'assassiner ! Le travail de mon père est extrêmement dangereux. C'est pourquoi il gagne beaucoup d'argent. Avec tout l'argent qu'il a gagné, il a acheté une immense maison. Elle est si grande que je ne sais même pas combien de pièces il y a. Pour entretenir une si grande demeure, nous avons besoin d'un tas de domestiques. Ma mère est très occupée à leur donner ses ordres et à surveiller leur travail. Elle ne peut pas perdre de temps à aller nous chercher à l'école, mais heureusement, notre gouvernante est très sérieuse et digne de confiance. Finalement, mon père était un héros et par conséquent, j'étais moi aussi un héros. Mon nouvel ami et moi, nous demandions souvent si les autres élèves savaient qu'ils avaient dans leur classe deux fils de héros. Je suis sûr que même notre maîtresse ne savait pas qu'elle avait deux fils de héros parmi ses élèves. D'un commun accord, nous avions décidé que personne ne devait savoir qui nous étions. Il était facile d'imaginer quelles terribles conséquences il y aurait si quelqu'un était au courant du statut social de nos parents. Des gangsters pourraient essayer de nous enlever et de demander une rançon pour nous libérer !
Ainsi, jour après jour, nous nous racontions des histoires toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Malheureusement, trois mois plus tard, mon ami quitta l'école aussi soudainement qu'il était arrivé. Je n'ai jamais eu de nouvelles de lui bien que nous ayons juré de ne jamais nous séparer. Ce jour sinistre, j'ai perdu ma grande maison, ma mère est revenue me chercher à la sortie de l'école et mon père est devenu à nouveau un policier. J'étais à nouveau moi-même. Cependant, j'ai compris plusieurs années plus tard, que mon père n'était pas une personne ordinaire. En fait, mon père était juste un héros ordinaire, mais c'était mon héros.
